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4 février 2019

David Mandel - RUSSIE - Le régime Poutine : une « démocratie dirigée » (1/2)

Inprecor
Informations et analyses publiées sous la responsabilité du Bureau exécutif de la IVe Internationale.

N° 505-506 mai-juin 2005

RUSSIE

Le régime Poutine : une « démocratie dirigée » (1/2)

Cf. aussi : [Russie]

David Mandel

 

Après cinq années de pouvoir, le régime de Vladimir Poutine demeure le sujet des interprétations les plus diverses. Alors que certains observateurs y voient une administration semi-coloniale au service des intérêts occidentaux, d’autres y perçoivent un gouvernement poursuivant une stratégie nationaliste adroite en vue d’une renaissance géopolitique de la Russie. Là ou certains découvrent des néolibéraux fanatiques à la tête de l’État, d’autres décrivent l’influence croissante des partisans d’un développement dirigé par l’État.

 

Ces analyses contradictoires reflètent non pas tant les attitudes idéologiques opposées de leurs auteurs que les véritables incohérences des politiques menées par Poutine, l’homme qui a déclaré vouloir établir « la dictature de la loi » mais dont la première mesure significative en tant que président fut une amnistie couvrant son prédécesseur Eltsine et ceux qui travaillaient pour lui ; celui qui a réintroduit l’aigle à deux têtes tsariste et le drapeau tricolore en même temps que l’hymne national stalinien, quoique avec un nouveau texte.

 

En dépit de cette apparente incohérence, un examen des rapports entre le régime politique et le type du capitalisme qui a émergé de la « thérapie de choc » met à jour une logique fondamentale. Un tel examen met également en lumière le paradoxe d’un régime qui, tout en n’étant confronté à aucune opposition sérieuse, reste néanmoins déterminé à renforcer sa mainmise déjà forte sur la société.

 

1. « DÉMOCRATIE DIRIGÉE »

 

Le terme « démocratie dirigée » (« managed democracy ») a été appliqué à la Russie tant par les apologistes que par les critiques du régime actuel. Mais si l’on délaisse son emploi idéologique, ce terme peut avoir une valeur analytique. Les « démocraties dirigées » se situent quelque part entre les démocraties libérales (capitalistes), caractérisées par la (formellement) libre concurrence des intérêts politiques organisés, les libertés démocratiques et le respect du droit, et les dictatures, qui suppriment violemment l’opposition politique organisée et les droits politiques. Les « démocraties dirigées » préservent les parures de la démocratie et tolèrent, de manière variable, les droits politiques et une opposition politique organisée. Cependant, ceux qui contrôlent les appareils coercitifs de l’État n’hésitent pas à violer la loi et les normes démocratiques admises pour assurer la continuité de leur pouvoir.

 

A première vue la différence qualitative entre la dictature et la « démocratie dirigée » pourrait sembler négligeable. Pourtant les « révolutions colorées » en Géorgie, en Ukraine et, plus récemment, au Kirghizistan (1) furent dirigées contre des « démocraties dirigées » pas vraiment différentes de celle de Russie. Ces événements illustrent la différence entre les deux types de régimes : les « révolutions colorées » n’auraient pas pu se produire sous une dictature car il n’y aurait pas pu y avoir de remise en cause de fraudes électorales qui ont provoqué les protestations, il n’y aurait pas eu non plus de candidats alternatifs ni d’organisations politiques que les foules pourraient soutenir et aucune part des médias non contrôlés n’aurait pu annoncer les sondages sortis des urnes ni relater les protestations.

 

 

a. Continuité et changement

 

 

Les récentes préoccupations des politiciens et des médias occidentaux en ce qui concerne la démocratie en Russie donnent l’impression que cette dernière était démocratique sous Eltsine (2). En fait, les mesures autoritaires introduites par Poutine proviennent directement de l’héritage du régime eltsinien. La démocratie a disparu en Russie en automne 1993 lorsque Eltsine a violemment supprimé l’ordre constitutionnel existant, qui correspondait aux normes démocratiques (3). Ce coup de force a bénéficié de l’appui enthousiaste des dirigeants du G-7 et de la majorité de la presse occidentale, tout comme des libéraux russes. L’Occident a également approuvé les frauduleux résultats officiels du référendum de décembre 1993 sur la nouvelle Constitution eltsinienne, qui a dépouillé le Parlement de son pouvoir. En 1996, les dirigeants du G-7 ont salué la victoire électorale d'Eltsine tout en sachant parfaitement qu’elle était le résultat de dépenses illégales massives, d’une couverture médiatique biaisée par la presse possédée par les oligarques et de la fraude électorale. Alors président des États-Unis, Clinton, n’a pas hésité à comparer Eltsine à Abraham Lincoln, qui avait également affronté une sécession (4). Cet éloge suivait de peu la destruction de la capitale de la Tchétchénie au cours d’une guerre ayant déjà provoqué environ 100 000 morts. De même, le moratoire non déclaré concernant la légalité, qui a marqué la privatisation en Russie, a bénéficié du soutien du G-7, qui a encouragé Eltsine par des crédits de la Banque mondiale et du FMI aussi bien que par les « aides » bilatérales (5).

 

Aujourd’hui, alors que le profond déclin militaire de la Russie et son intégration dans l’ordre capitaliste mondial, en tant qu’exportateur semi-périphérique de ressources naturelles, semblent relativement assurés, les dirigeants et les médias occidentaux peuvent verser des larmes de crocodile sur la démocratie russe. Le principal nuage à l’horizon — et c’est cela plus que tout autre chose qui explique leur souci soudain pour la démocratie — est le non-respect par Poutine des droits de propriété dans sa persécution des oligarques politiquement insoumis (apparemment le fait que cette propriété ait été acquise par des moyens criminels avec le soutien de l’État est sans importance). Dans l’ensemble, cependant, les États-Unis et les autres États nantis sont satisfaits de Poutine et leurs inquiétudes concernant la démocratie ne devraient pas être prises trop au sérieux.

 

Il est pourtant vrai que Poutine a considérablement renforcé le caractère « dirigé » de la « démocratie » russe. Et on peut s’attendre à ce que cette tendance se poursuive, en particulier sous l’impact des « révolutions colorées » dans la région.

 

 

b. Un pouvoir exécutif sans entrave

 

 

Il n’y a aucune séparation de pouvoirs dans l’État russe, aucune entrave ni limite du pouvoir de l’administration centrale qui domine tous les secteurs et tous les niveaux du gouvernement. Le président peut, s’il le souhaite, dicter sa volonté à n’importe quel fonctionnaire de l’État.

 

La Douma (dont le nom, comble d’ironie, est emprunté au Parlement tout aussi impotent, octroyé par le Tsar Nicolas II au cours de la révolution de 1905) a été instaurée en 1993 par la nouvelle Constitution eltsinienne pour remplacer le Soviet Suprême (tout comme les Soviets locaux subsistants), renversé car il était devenu un obstacle pour la « thérapie de choc » et la floraison illimitée de la corruption publique qui était une partie intégrante de « l’accumulation primitive » du capital en Russie. La Douma est avant tout un centre du lobbying et une machine pour l’enrichissement personnel des députés. Même sous Eltsine, lorsque la fraction communiste était plus forte, elle n’avait pas d’influence significative sur la politique (à l’exception, peut-être, des mois qui ont suivi le krach financier de 1998, lorsque les forces libérales autour d’Eltsine ont été obligées de réaliser une retraite tactique). Aujourd’hui, la majorité des sièges de la Douma est tenue par le parti « Russie unie », qui doit sa domination à l’appui de l’administration. Cet appui prend la forme d’une mise en valeur médiatique, d’un financement généreux et de l’emploi d’autres « ressources administratives », y compris la fraude électorale, le chantage et la corruption (6). « Russie unie » est guidé par un principe prépondérant : le soutien inconditionnel aux politiques de Poutine. Comme pour souligner sa propre inconsistance, la Douma a récemment voté une loi créant une « Chambre publique » non élue, qui sera composée de « représentants [non élus] de la société civile » et aura pour mandat d’analyser la législation adoptée par la Douma et de vérifier le travail de l’exécutif (7).

 

Le pouvoir judiciaire est également soumis à l’exécutif. Bien que Poutine ait promis « la dictature de la loi », il applique celle-ci de manière sélective pour punir ses compétiteurs politiques. Les exemples les plus connus sont les poursuites contre les oligarques (le grand capital) Gusinsky, Berezovsky et Khodorovsky, qui ont été choisis parce qu’ils utilisaient leur richesse pour s’opposer à Poutine. D’autre oligarques, dont les fortunes ne sont pas moins souillées par les activités illégales, n’ont pas été inquiétés et jouissent de l’accès privilégié au Kremlin. Les juges indépendants, qui résistent à la pression politique, se trouvent mis à l’écart ou sont forcés de prendre leur retraite et la Douma a récemment voté une loi qui renforce encore le contrôle présidentiel sur la haute juridiction (8).

 

Quant aux affaires non politiques, la vénalité et le biais de classe des tribunaux sont un phénomène courant, probablement pire que sous Eltsine, lorsque les syndicats indépendants parvenaient souvent à gagner contre le patronat devant les tribunaux. Dimitri Kozak, un proche du président et l’un des architectes de la réforme judiciaire, a admis son échec au début 2005 : « Le public est convaincu que le système est corrompu jusqu’au bout des ongles (…). Les tribunaux ressemblent de nos jours à des succursales d’entreprises. Les principales entreprises arrivent toujours à infiltrer le système et à y installer leurs représentants. La situation est très sérieuse. » (9)

 

En général l’administration peut agir et agit au-dessus de la loi lorsqu’elle le considère nécessaire. Sa politique terroriste en Tchétchénie, qui s’élargit à l’Ingouchie et au reste du Caucase russe, ne représente que le cas le plus criant. Mais au-delà de cette région méridionale les rapports sur les actions illégales de la police et d’autres forces de sécurité sont nombreux. Les Russes ordinaires évitent d’avoir des relations avec les « forces de l’ordre », qu’ils considèrent comme corrompues et qu’ils redoutent, et la grande majorité est convaincue que le gouvernement les emploie contre les opposants politiques (10). Un des cas les plus notoires de vengeance politique concerne les autorités provinciales du Bachkorstan — une région réputée pour être le fief personnel de son président, Rakhimov. La police anti-émeutes y a envahi la ville de Blagovechtchensk, matraquant, arrêtant et torturant sans discrimination des centaines de citoyens innocents (11). Si beaucoup de ces violations de la loi sont assurément d’origine locale, le gouvernement central couvre régulièrement de telles « bavures » et étouffe les demandes d’une enquête publique. Dans le cas de Blagovechtchensk, qui a bénéficié d’une notoriété nationale, le chef-adjoint de la police régionale qui a organisé le pogrome a été démis de ses fonctions. Mais, comme si l’on voulait souligner l’impunité de l’exécutif, il a été immédiatement nommé au poste de protecteur des droits de l’Homme au Bachkorstan (12).

 

Il n’y a là rien de qualitativement nouveau par rapport aux pratiques du régime Eltsine. Le fait qu’il pouvait y avoir alors un peu plus de libertés politiques peut pour une large part être attribué à la faiblesse et à l’incapacité qui ont caractérisé son régime et non pour l’essentiel à son respect des principes démocratiques ou de le légalité. Poutine, comme nous l’avons remarqué, a serré la vis, mais son régime reste celui d’une « démocratie dirigée » laissant encore des marges significatives de libertés politiques. Par exemple la répression des nombreuses manifestations des retraités contre le loi 120, qui a « monétarisé » les prestations sociales tout en les réduisant, a été limitée. Le Code du Travail de 2001 a rendu plus difficile les grèves légales et a réduit les droits des syndicats minoritaires indépendants, mais les grèves (qui sont devenues rares même avant l’adoption du nouveau Code du Travail) se produisent toujours et les syndicats indépendants, bien que faibles, continuent à lutter.

 

La persécution des oligarques constitue, il est vrai, un phénomène nouveau. Il faut cependant remarquer que Eltsine n’a pas eu à faire face à aucun défi sérieux venant de cette direction. C’est son administration qui avait créé les oligarques, l’administration participant généreusement elle-même à l’orgie de « l’accumulation primitive ». Lorsque Eltsine a élevé Poutine au sommet du pouvoir de l’État, pour s’assurer de sa propre impunité, ce dernier était un inconnu. Tous les oligarques n’avaient pas jugé qu’ils lui doivent fidélité et les nouveaux personnages dont il s’est entouré au sein de son administration aspiraient à une part du butin. Cela illustre quel est le parti dominant entre la bourgeoisie et l’exécutif (cette question, essentielle pour l’analyse, est traitée plus loin).

 

Les rapports avec les régions constituent un autre terrain où Poutine a renforcé « la direction » de la « démocratie ». A la fin de 2004 la Douma a adopté une loi permettant au président de nommer les 89 gouverneurs des régions, dont les postes furent électifs durant une décennie (13). Cependant dès 2000 Poutine pouvait relever les gouverneurs pour incompétence ou corruption sous réserve de la confirmation de sa décision par les tribunaux dont nous avions souligné la soumission. Il pouvait également — et il l’a fait — les relever en puisant dans les « ressources administratives » lors des élections, même si cela ne réussissait pas toujours. De toute ma,nière, dans les conditions de la Russie, un gouverneur élu n’est vraiment pas plus redevable devant la population qu’un gouverneur désigné par en haut.

 

 

c. Domination de la société par l’État

 

 

La tolérance dont le régime fait preuve pour les droits politiques dépend pour une large part de l’abstention de la population à employer ces droits pour mettre en danger les intérêts que le régime considère comme importants. Il suffit de jeter un regard sur sa politique en Tchétchénie pour être convaincu de la nature subordonnée de cette tolérance. Une société civile faible est ainsi une condition nécessaire pour la « démocratie dirigée » : la classe ouvrière russe est trop faible pour imposer un changement démocratique et la bourgeoisie russe est trop incertaine et trop directement dépendante de l’administration étatique pour soutenir un tel changement. En même temps les forces populaires ne sont pas assez menaçantes pour inciter l’élite à imposer une dictature (14).

 

Le Parti communiste (KPRF) constitue la principale opposition organisée. C’est la seule organisation politique de masse qui n’a pas été créée d’en haut en tant que base pour quelques notables ou en vue de mener à bien une mission pour le régime. Après avoir accepté les règles du jeu imposées par le coup de 1993, le Parti communiste est demeuré une opposition politique loyale. Il n’organise pas sérieusement, et même ne participe pas aux actions extraparlementaires, qui constituent la seule forme d’action politique qui, potentiellement, pourrait forcer la main de ce régime (15). Selon L. Schevstova, une analyste libérale qui n’a aucune sympathie pour les communistes, le parti « s’est transformé en un rouage du système russe et l’aide à préserver sa stabilité. Les communistes captent les votes protestataires et les préservent contre une radicalisation. Ils ont également soutenu l’équipe du Kremlin lors des moments décisifs. [Le parti] a accepté les règles édictées par l’équipe au pouvoir, confirmant ainsi qu’il n’était plus intéressé par une lutte sérieuse pour le Kremlin et qu’il se satisfaisait du rôle d’opposition éternelle. (…) Avec le Parti communiste en tant que principale opposition les autorités peuvent prétendre qu’elles maintiennent une démocratie libérale. » (16)

 

La droite néolibérale, organisée au sein de l’Union des forces de droite (SPS), s’aligne sur les intérêts du grand capital et est toujours satisfaite de la politique économique gouvernementale, tout en demandant plus de « réformes ». Comme les intérêts des oligarques sont profondément opposés à ceux de la masse de la population, l’engagement du SPS en faveur de la démocratie ne peut être que symbolique. Plusieurs dirigeants de ce parti — les plus connus étant A. Tchoubaïs et E. Gaydar — ont des liens étroits avec le gouvernement, bien que certains aient critiqué publiquement son orientation autoritaire (17). Iabloko, l’autre parti libéral, est plus crédible lorsqu’il défend les droits démocratiques. Contrairement au SPS, il s’est opposé de façon consistante à la guerre poutinienne en Tchétchénie. Ses politiques économiques ont graduellement connu une inflexion social-démocrate. Néanmoins, certains dirigeants de Iabloko ont accepté des postes gouvernementaux sous Poutine et des discussions avortées sur une fusion avec le SPS ont été menées périodiquement. Iabloko, dont l’électorat se trouve au sein de la jeunesse et chez les petits entrepreneurs, a décliné sous Poutine. Comme le SPS il n’a pas réussi à surmonter la barrière des 5 % lors des dernières élections à la Douma.

 

L’état de la politique partisane en Russie y reflète la faiblesse générale de la société civile. Hormis les partis politiques, les principaux groupes d’intérêts indépendants et politiquement orientés sont les organisations des droits humains et les syndicats « alternatifs ». Mais ni les uns ni les autres ne peuvent prétendre exercer une influence tangible sur le gouvernement. Les premiers sont financés presque entièrement à partir de l’étranger alors que les syndicats « alternatifs » ne représentent que quelques pour-cent de la force de travail organisée et ont eu beaucoup de mal à développer des actions unitaires. La densité de la syndicalisation reste toujours élevée en Russie, mais la majorité des syndicalistes sont affiliés à la Fédération des syndicats de Russie (FNPR), qui a adopté le « partenariat social ». En pratique cela se traduit par une soumission au patronat et au gouvernement. Le bras politique du FNPR appartient au parti pro-gouvernemental « Russie unie », malgré la politique anti-ouvrière de ce gouvernement (18).

 

L’arrestation en 2003 de Mikhail Khodorovsky, à l’époque le plus riche des oligarques, propriétaire de la majorité des parts de la société pétrolière Youkos, n’a laissé aucun doute sur la question qui domine dans les rapports entre la bourgeoisie et le pouvoir exécutif. Khodorovsky a été accusé d’évasion fiscale, de fraude et il pourrait être condamné à dix ans de prison. Quels que soient ses crimes — et ils sont sans aucun doute nombreux et sérieux — la nature sélective et arbitraire des poursuites engagées contre lui ne fait aucun doute et a même été admise, par inadvertance, par le conseiller présidentiel I. Chouvalov lors d’une rencontre avec les hommes d’affaires états-uniens (19). La leçon, c’est que l’État peut évidemment priver tout capitaliste, quelque soit sa richesse, de sa fortune et de sa liberté. Et si cela avait provoqué initialement quelques grognements timides dans les milieux patronaux et dans la presse patronale, le silence s’est rapidement imposé. Peu après l’arrestation de Khodorovsky, le congrès de l’Union des industriels et entrepreneurs a accueilli Poutine par une ovation (20).

 

 

d. Renforcement de la « direction de la démocratie »

 

 

Indépendamment de la démoralisation et de la faiblesse de la société civile, toute « démocratie dirigée » est fondamentalement instable. Il est difficile d’affirmer que les sociétés civiles en Géorgie, en Ukraine ou au Kirghizistan étaient plus robustes à la veille de leurs « révolutions de couleurs » que ne l’est aujourd’hui la société civile en Russie. Outre une vague de fond de mécontentement populaire, le principal ingrédient de ces « révolutions » est une opposition organisée capable d’apparaître en tant qu’une alternative crédible face au régime existant et de devenir ainsi un pôle d’attraction du mécontentement populaire. Les actes de Poutine visant à renforcer la « direction de la démocratie » tentent ainsi à bloquer l’émergence de toute alternative crédible et de détourner le mécontentement populaire du président.

 

Beaucoup d’efforts ont visé l’élimination de ses rivaux potentiels. Une campagne bien orchestrée dans les médias étatiques de « publicité noire » (comportant des allégations criminelles sérieuses), menée de pair avec les pressions exercées sur ses sympathisants et avec leur corruption, a ainsi mis une fin rapide aux aspirations présidentielles du maire de Moscou, Youri Luzkov, qui a en conséquence intégré son parti (Otiétchestvo : « La Patrie ») dans le bloc « Russie unie » de Poutine. Cela a garanti à Poutine que son principal opposant lors de l’élection présidentielle de 2000 serait Guennadi Ziouganov, le dirigeant du Parti communiste, qui n’avait aucune chance de l’emporter (21).

 

Mais malgré l’utilité électorale du Parti communiste et son horreur envers l’action extraparlementaire, le Kremlin a jugé qu’il ne pouvait lui faire confiance car il ne le contrôle pas directement. En conséquence il s’est efforcé de miner ce parti en y encourageant les scissions et en soutenant la création de Rodina (« Mère Patrie ») en tant que bloc électoral de « centre-gauche » et « patriotique » (c’est-à-dire chauvin, ethniquement russe, de grande puissance) alternatif, qui a pris avec succès des votes aux communistes lors des élections de la Douma en 2003 (22). Quant à Iabloko, ce parti fut le premier visé par les nouvelles lois électorales de Poutine, qui ont durci les conditions d’enregistrement des partis politiques et élevé la barrière pour l’obtention des sièges à la Douma de 5 % à 7 % (« Russie unie » aspirait à une barrière au niveau de 12,5 % des votes, mais Poutine a apparemment jugé qu’il ne fallait pas aller trop loin) (23).

 

Le contrôle des médias, en particulier de la télévision qui est la principale source d’informations de la majorité des Russes, est un autre moyen important visant à exclure les alternatives potentielles. C’est le Kremlin qui décide quels partis et quelles personnalités peuvent être exposés et comment ils doivent être présentés. Les poursuites de l’oligarque Vladimir Goussinsky furent en grande partie motivées par le désir du Kremlin de s’assurer le contrôle de son empire médiatique, en particulier du réseau NTV, qui avait critiqué le régime, en particulier en ce qui concerne la Tchétchénie. Goussinsky fut libéré de prison sans procès après avoir été convaincu de renoncer à sa propriété (qui, pour une large part, était un cadeau du régime eltsinien pour services rendus) (24).

 

La presse écrite, qui reste largement privée — c’est-à-dire oligarchique — n’est pas sujette au même strict contrôle étatique. Mais les publications les plus diffusées tentent, néanmoins, de ne pas dépasser les limites acceptables pour le régime. Le quotidien Izvestia a, apparemment, dépassé cette limite avec son reportage trop réaliste sur la liquidation de la prise d’otages de Beslam — un massacre qui a provoqué la mort de 330 personnes, dont la moitié étaient des écoliers. Réagissant immédiatement à la fureur du Kremlin, l’éditeur — le magnat de la métallurgie Vladimir Potanine — a forcé le rédacteur en chef à démissionner (25). Néanmoins des articles critiques du gouvernement et même du président ne sont pas rares dans la presse écrite, en particulier dans les publications à faible circulation. Cependant les contraintes financières ont fait disparaître bon nombre d’entre elles, car ceux qui auraient pu y investir (certaines sont financées par des oligarques exilés) ne veulent pas provoquer le gouvernement. Les mêmes craintes limitent le financement des partis de l’opposition. Les avocats de Khodorovsky avaient ainsi proclamé que leur client était poursuivi pour avoir financé des partis de l’opposition (26).

 

Tout en s’assurant qu’aucune alternative crédible ne puisse émerger, le régime s’efforce également de détourner du Kremlin le mécontentement populaire et de construire une base populaire pour Poutine. C’est d’autant plus important que le bilan réel de Poutine, par opposition au symbolique, est loin d’être brillant du point de vue du peuple. Sous sa présidence la situation matérielle des masses ne s’est guère améliorée, malgré la hausse record du prix du pétrole et malgré six années de croissance du PNB (mais il est vrai que depuis 1999, les salaires sont payés plus régulièrement). Cela est dû à la politique sociale régressive du gouvernement (27). On peut ajouter à cela la persistance de la corruption endémique de l’administration, l’inégalité économique très profonde qui continue à s’aggraver, la désastreuse guerre en Tchétchénie, la diffusion du terrorisme au cœur de la Russie et l’incompétence grossière du gouvernement ainsi que sa négligence pour les vies humaines lors de la gestion des prises d’otages, la décomposition continue de l’armée, le déclin de l’influence russe dans les pays étrangers environnants et l’effondrement des infrastructures.

 

La télévision est naturellement le principal moyen pour la diffusion de « l’amour dirigé » pour Poutine. Dans une société largement atomisée et passive, la télévision devient un instrument de manipulation très puissant. Les journaux du soir — sur tous les réseaux nationaux — s’ouvrent généralement par une réunion entre Poutine et l’un de ses ministres, ou un député à la Douma ou un autre fonctionnaire. Le président écoute attentivement, pose quelques questions aiguisées, fait des suggestions fermes, donne calmement mais de manière décidée des ordres. Excepté en tant que publicité pour Poutine, la séquence — qui peut durer dix minutes ou plus — est sans intérêt. La grande majorité de la couverture des activités de Poutine a le même caractère publicitaire. L’ancien secrétaire de presse d’Eltsine l’a décrite ainsi : « Voici les images de Poutine en vol pour la Tchétchénie. Le subconscient collectif répond : il est brave ! Voici Poutine livrant une voiture neuve à une vieille dame, vétéran de la seconde guerre mondiale. Le subconscient collectif relève : il honore les vétérans de la guerre et du travail ! Et voici Poutine prenant le thé avec un couple qui a reçu un nouveau logement pour remplacer celui détruit par un désastre naturel : ainsi il comprend les gens du commun ! Voici Poutine passant pour saluer l’anniversaire d’une actrice célèbre : il est si attentif… et cultivé ! Et quand Poutine, accablé par l’émotion, a réellement embrassé la médaille portée par un vétéran de guerre, le subconscient collectif a failli s’évanouir devant la surcharge de l’information… Toutes ces actions sont virtuelles car elles sont exécutées l’œil fixé sur la caméra de télévision toute proche. » (28)

 

La publication fréquente — selon un observateur, cinq fois plus fréquente que du temps d’Eltsine — de sondages qui indiquent de manière continuelle les niveaux élevés de confiance et d’approbation du pays envers le président (même quand d’autres sondages font état du pessimisme en ce qui concerne l’évolution du pays) constitue un autre outil de publicité (29). La plupart de ces sondages sont commandés par le Kremlin lui-même, qui doit autoriser la publication des résultats. Le but, naturellement, c’est de faire croire que chaque mécontent du président est en dehors du courant principal. Il y a aussi le miniculte de la personnalité de Poutine, avec la réapparition massive de ses portraits dans les bureaux du gouvernement (une pratique découragée sous Eltsine), les éloges publics que font de lui les fonctionnaires, le changement des noms de rue en sa faveur, la publication de livres le concernant y compris un manuel scolaire à Saint-Petersbourg, la ville dont Poutine est originaire, avec un chapitre sur l’enfance de Poutine, les boutons avec son effigie, les t-shirts, les visites des « lieux poutiniens », etc. Même si le Kremlin n’est sans doute pas à l’origine de la majorité de cela, il se garde bien de le décourager.

 

Mais tout ceci ne suffit pas de rendre le Kremlin sûr de lui. Aussi faible que soit la société civile, le Kremlin aspire à l’organiser sous son égide. Certains de ses efforts sont vraiment bizarres, tel le « mouvement de jeunes » sponsorisé par le Kremlin, « Allons ensemble ». Comme son nom l’indique l’organisation n’a qu’un seul but : « aller ensemble » avec Poutine. Le dirigeant du mouvement, V. Yakemenko, qui avait travaillé pour l’administration du Kremlin, a décrit Iabloko en tant qu’« ennemis fondamentaux de la Russie ». Les adolescents, vêtus de t-shirts avec l’effigie de Poutine, qu’on amène dans les manifestations pro-Poutine, ont souvent du mal à expliquer pourquoi ils sont là. Il y a eu des plaintes que les étudiants sont contraints d’adhérer au mouvement sous peine de sanctions universitaires. Apparemment ce mouvement n’a pas réussi à satisfaire les espérances (il a même provoqué l’apparition d’un petit contre-mouvement : « Allons sans Poutine »), car le Kremlin prépare actuellement le lancement d’un nouveau mouvement, nommé de manière approprié « les Nôtres ». Selon les termes de Yakemenko, il sera capable de stopper « la révolution orange et l’agression américaine » (30). Dans certaines régions le parti « Russie unie » a même organisé les enfants des écoles dans l’organisation des « Oursons de Russie » (l’ours est le symbole du parti), une activité clairement illégale (31).

 

Il y a eu également des tentatives d’enfermer les organisations non gouvernementales existantes dans un cadre dominé par le gouvernement afin d’en faciliter le contrôle par l’État. C’est du moins ainsi que les organisations des droits humains ont perçu le « Forum civique », une initiative commanditée par le gouvernement qui a rassemblé une grande variété d’organisations en automne 2003. Les organisations des droits humains se sont opposées, avec succès, aux tentatives d’utiliser ce forum pour mettre sur pied une organisation permanente les chapeautant et il semble qu’on s’en soit arrêté là. Mais de nombreux observateurs voient dans la nouvelle « Chambre publique » une autre tentative d’intégrer la société civile dans une structure « verticale du pouvoir ». Comme l’a noté le dirigeant du groupe Helsinki de Moscou : « c’est une idée folle, dès que vous organisez la société civile dans un cadre vertical du pouvoir, elle cesse d’être la société civile mais devient un appendice pathétique du gouvernement et est détruite » (32). Que les organisations indépendantes des droits humains, même très faibles, troublent le Kremlin est clairement apparu lorsque Poutine, parlant de certaines organisations non gouvernementales, a averti que « la liberté doit être responsable » et mis en garde contre les subventions financières que certains chercheraient à l’étranger (33). C’était un message couvert aux « les forces de l’ordre » de faire preuve de vigilance.

 

Dans ce contexte on doit mentionner aussi la culture par le Kremlin d’une mentalité de « forteresse assiégée » en tant que moyen de susciter le soutien populaire. Rappelons que Poutine a initialement construit sa popularité sur sa « fermeté » en ce qui concerne la Tchétchénie. Plus récemment, lui et ses conseillers ont présenté la Russie comme la cible des forces occidentales hostiles (ce qui n’est pas totalement faux, mais ne peut en aucun cas justifier sa politique et ses échecs). En même temps le Kremlin a fait preuve d’une grande indulgence envers les personnalités et les mouvements nationalistes — en Russie « nationaliste » signifie trop souvent raciste envers les minorités ethniques indigènes — allant jusqu’à les autoriser de s’exprimer en prime time à la télévision. La police dénie habituellement les composantes racistes des crimes ethniques, les qualifiant de « pur hooliganisme » (34). Il serait cependant erroné de qualifier le régime de raciste ou xénophobe, même si de tels éléments sont assurément présents dans l’administration. Mais le régime joue avec ces éléments et cela rencontre un écho dans une partie significative de la population. Et n’oublions pas que c’est le Kremlin qui a supervisé la création de Rodina pour priver les communistes des votes « patriotiques ». Quinze députés de Rodina à la Douma ont signé — la veille du soixantième anniversaire de la libération d’Auschwitz par l’Armée rouge — une pétition au Procureur général, lui demandant d’interdire toutes les organisations religieuses ou ethniques juives. Il se sont défendus contre les accusations de propagation de la haine raciale en ces termes : « Permettez-nous de vous assurer, M. le Procureur général, qu’il y a un grand nombre de faits établis qui conduisent à la conclusion indiscutable : l’évaluation négative par les patriotes russes des qualités juives typiques et des actions contre les non-Juifs est fondée sur des faits réels et qui plus est ces actions ne sont pas accidentelles, mais elles sont prescrites par le judaïsme et ont été pratiquées au cours des 2000 années écoulées. Par conséquent les déclarations et les publications contre les Juifs relèvent de l’autodéfense et si elles peuvent ne pas être stylistiquement correctes, elles sont justifiées dans leur essence » (35)

 

Il se peut qu’en ce qui concerne Rodina, le Kremlin ait perdu le contrôle de sa création. Par contre, il ne fait rien pour l’empêcher. Les points de vue « patriotiques » ont ainsi gagné en respectabilité et les condamnations occasionnelles du Kremlin sonnent creux dans ce contexte.

 

2. POURQUOI UNE « DÉMOCRATIE DIRIGÉE » ?

Une classe ouvrière faible est une condition nécessaire mais non suffisante pour la « démocratie dirigée ». En Amérique latine, par exemple, il était plausible d’argumenter que l’affaiblissement de la classe ouvrière (à la suite de la répression des dictatures, des restructurations néolibérales et du fait de l’effondrement du camp soviétique) a rendu possible la « vague de démocratisation » qui a récemment balayé la région. Dans ces pays la bourgeoisie s’est résiliée aux incertitudes que la démocratie fait nécessairement peser sur ses intérêts relativement mineurs car elle était devenue certaine que ses intérêts fondamentaux ne seront pas remis en cause (36). Par contre la Russie a évolué de la démocratie, quoique de très courte durée, vers la « démocratie dirigée ». Pour comprendre ce mouvement il est nécessaire d’examiner les rapports entre le pouvoir exécutif et la nouvelle et récente bourgeoisie.

 

 

a. Intérêts de l’exécutif

 

 

Le coup d’État d’octobre 1993, qui a mis fin au bref interlude de démocratie bourgeoise, avait deux buts étroitement liés. Le premier fut de permettre l’application sans heurts de la « thérapie de choc ». Le second était de libérer la bureaucratie d’État et tous ceux qui y étaient liés de toute contrainte et de leur laisser les mains libres pour le vol massif des richesses nationales (37). Le premier but a été en grande partie réalisé : il n’y a à l’horizon aucune force politique significative intéressée dans la mobilisation des classes populaires en faveur d’une politique économique au service d’un développement de l’économie nationale (le présent régime de Chavez au Venezuela, malgré son caractère sans doute transitoire, pourrait servir d’exemple à une telle orientation).

 

Le bref intermède du gouvernement Primakov en automne-hiver 1998-1999 a mis en valeur cette réussite. Bien que Primakov avait une réputation d’« étatiste » (gosoudarstvennik) et qu’il ait fait quelques tentatives contre la corruption, il a poursuivi la même politique d’austérité que ses prédécesseurs, faisant de la réduction des dépenses de l’État et du contrôle de l’inflation ses priorités essentielles. En fait, avec le soutien du Parti communiste, il a mis en place le budget le plus libéral dans l’histoire du nouvel État russe (38). Son gouvernement n’a fait aucune tentative en vue de mobiliser le soutien populaire et ainsi, lorsque Eltsine l’a remercié sans cérémonie après que l’économie ait commencé à récupérer, il n’y a eu aucune protestation. S’il fallait encore un exemple, le changement de la politique économique n’a pas non plus été au centre de la tentative avortée de la candidature à la présidence de Lujkov contre Poutine, même si Lujkov se soit présenté en tant que défenseur du « capital national » et qu’il ait paradé — lui, un multimillionnaire — coiffé d’une casquette d’ouvrier. Sa candidature n’a nullement alarmé la bourgeoisie. Mais Lujkov avait sa propre base de pouvoir et c’est ce qui l’a rendu inacceptable à la « famille » eltsinienne, le clan oligarchique dominant, qui cherchait des garanties plus sérieuses pour sa sécurité après le départ de la présidence du patriarche.

 

Si le premier but du coup d’État de 1993 a été achevé, le second — la garantie pour l’exécutif et ses amis de pouvoir piller sans entraves les richesses de la nation — continue à être un élément essentiel de l’explication de la persistance et du renforcement du régime de la « démocratie dirigée ». Eltsine a choisi Poutine car il sentait qu’il pouvait compter sur sa loyauté. En partie, parce que Poutine n’avait pas de base de pouvoir indépendante, que politiquement il venait de nulle part (on ne peut que spéculer au sujet de tous les leviers de contrôle de Poutine que la « famille » Eltsine avait gardé en réserve). Mais il était naturel que, devenu président, Poutine aspirerait à consolider son pouvoir par la nomination pour les postes clés des personnes de confiance. Celles-ci ont été puisées dans deux sources : les anciens collègues et connaissances de Saint-Petersbourg et les officiers des diverses « structures de pouvoir » (la police politique FSB, l’armée et les autres appareils de la violence étatique). Bien qu’arrivant en retard, ces gens étaient aussi désireux d’employer leurs positions pour obtenir une part des richesses. Quels que soient leurs penchants idéologiques cet intérêt central les oppose à tout renforcement de la légalité et du respect du droit de la propriété privée, même si, à un autre niveau, Poutine et les siens reconnaissent que tout cela est nécessaire pour attirer les investissements. Pour les mêmes raisons ils s’opposent au retour d’une véritable démocratie, qui menacerait leurs positions qui sont la clé pour leur propre enrichissement. Comme l’a noté un observateur, « Le pouvoir fort et la grande propriété sont devenus si étroitement liés dans la Russie de Poutine que tout changement de l’autorité suprême pourrait conduire à une nouvelle reprise de la redistribution de la propriété, dépouillant le cercle intérieur du Kremlin et ses clients de leurs rapines. L’exemple de l’ancien président ukrainien, Leonid Koutchma, constitue une perspective qui horrifie l’élite régnante en Russie. » (39)

 

Poutine a placé le personnel supérieur du Kremlin aux positions dirigeantes du secteur énergétique de l’État. Son but avoué est de renforcer le contrôle de l’État sur ces entreprises et de lutter contre la corruption. Mais comme l’a dit I. Lebedev, un député à la Douma du parti de Poutine « Russie unie », à ce sujet : « Citez-moi juste un fonctionnaire d’une société étatique qui ne soit pas un multimillionnaire… » Les entrepreneurs ne disent pas autre chose : « Ceci me rappelle vraiment ce qui se produisait au début des années 1990. Pour un certain nombre de personnes travaillant pour l’État, il n’y avait plus de limites. Ces personnes essayaient de redistribuer les flux financiers en leur propre faveur et tentaient d’employer les leviers de l’État pour garantir leur propre profit. C’est cela l’Est. Il y a un nouveau clan et pour ce clan tout est permis » (40) Poutine a ainsi remplacé par le personnel issue de Saint-Petersbourg une grande partie de la direction du Gazprom, l’une des plus grandes entreprises mondiales et une source essentielle de revenus étrangers, ainsi que celles de ses filiales. Le fonctionnement de Gazprom n’en est pas pour autant devenu plus transparent. Selon un rapport, autour de 800 millions de dollars que le Gazprom obtient en pompant le gaz du Turkménistan vers l’Occident, via l’Ukraine, par ses gazoducs est donné sans frais à une entreprise enregistrée en Hongrie par des personnes de nationalités diverses, derrière lesquelles se cachent selon toutes les probabilités des membres en vue du clan du Kremlin (41).

 

Outre l’écrémage des richesses des entreprises publiques et les dessous-de-table en échange de fournitures lucratives, les membres de la bureaucratie s’enrichissent aussi par l’extraction de tributs variés du secteur privé en échange de divers « services rendus », y compris de la « protection » de type mafieux (42). Comme l’a dit un entrepreneur : « Les bureaucrates font ce qu’ils veulent. Si vous n’êtes pas “protégé” vous pouvez perdre votre entreprise. » La meilleure manière pour éviter toute sorte d’ennuis légaux et de régulations inattendues, suggère-t-il, est de prendre des fonctionnaires locaux pour associés. Bien qu’il ne soit pas clair qui devrait en être blâmé, il a noté qu’en « Russie tout tend a commencer par en haut et descend vers le bas. » (43). L’initié du Kremlin, Gleb Pavlovsky, note que la corruption a atteint un niveau qualitativement nouveau : ce « n’est plus un phénomène, mais une classe ». Les liens de corruption imprègnent la bureaucratie de l’État de haut en bas : « C’est une couche immense, qui comprend des millions de personnes. » (44) Selon une évaluation, les citoyens ordinaires dépensent au total au moins 37 milliards de dollars en dessous-de-table payés à divers fonctionnaires, alors que les entreprises payent annuellement au moins 33,5 milliards de dollars de dessous-de-table. Les plus corrompues sont les offices de l’État responsables des licences et des quotas de l’exportation, des subventions, du contrôle des impôts, des comptes de la banque nationale, du calcul des dettes régionales et de la privatisation. Le taux courant de réversion à des bureaucrates varie entre 10 % et 30 % du montant et il continue à croître. La dernière étude de Transparency International, consacrée à la corruption, place la Russie au 90-ème rang, ensemble avec la Gambie (45).

 

Certains voient dans les poursuites engagées contre Khodorovsky le signe de la détermination du Kremlin à imposer la légalité. Mais cet espoir est contredit par l’illégalité brutale qui a marqué les agissements de l’État, en commençant par le caractère sélectif de la poursuite de cet oligarque contre des crimes qui sont communs à tout le groupe et en terminant par la vente forcée lors d’une enchère truquée, à travers une entreprise intermédiaire fantomatique, de la filiale de Youkos, Youganskneftegaz, à l’entreprise d’État Rosneft. Comme un analyste l’a noté, « le régime a choisi les lois de la pègre pour imposer la suprématie de la loi. » (46) Divers motifs entraient probablement en jeu, y compris le désir du Kremlin d’effrayer les oligarques pour qu’ils payent des impôts. Mais au fond de tout cela il y avait, comme un autre observateur l’a très justement formulé, « la révolte des millionnaires en dollars [de l’administration étatique] contre les milliardaires en dollars [les oligarques]. » (47)

 

Khodorovsky était l’oligarque le plus riche de la Russie, à la tête d’un vaste empire pétrolier. Il a apparemment décidé qu’il avait assez volé avec l’appui de l’État et qu’il était suffisamment fort pour agir de manière indépendante et que, plus généralement, le temps était venu pour sortir les affaires de l’ombre et de s’orienter vers un régime fondé sur la loi, pouvant garantir leur sécurité contre les interventions arbitraires de l’État. Il a introduit dans ses compagnies une comptabilité transparente à l’occidentale, a embauché des administrateurs occidentaux, a cultivé ses liens internationaux et a négocié avec Exxon-Mobil la vente de parts dans son holding. Tout cela était une protection contre les poursuites de l’État. Son soutien des partis de l’oppositions représentait également un effort pour se doter d’une base de pouvoir indépendante. Il va de soi que cela ne pouvait qu’exaspérer les fonctionnaires de Poutine, qui se voyaient menacés d’être privés de leur source d’enrichissement. Il fallait rappeler à l’oligarchie qui était le patron. C’est cet intérêt de l’administration étatique, la principale base de Poutine, qui l’empêche d’imposer la légalité, même si cela serait avantageux pour l’État en encourageant les investissements et en favorisant la restructuration et la croissance économiques.

 

 

b. Les oligarques

 

 

A en juger par leur faible réaction politique, la grande majorité des oligarques ne partage pas les aspirations de Khodorovsky, même s’ils ont été sans aucun doute secoués par l’action du Kremlin : la fuite des capitaux a triplé en 2004 atteignant près de 8 milliards de dollars et le taux de formation de capital fixe est tombé de 12,9 % à 10 % (48). Mais la faiblesse de la réaction politique de l’oligarchie n’a pas été motivée principalement par leur peur du Kremlin. Elle a des racines plus profondes.

 

Les oligarques craignent la société beaucoup plus qu’ils ne craignent l’arbitraire de l’exécutif. Ils ont acquis leur richesse en volant avec l’aide de l’État les richesses de la nation, dont l’essentiel était public en 1991. Bien trop peu de temps s’est écoulé pour effacer de la mémoire ce péché originel. Les sondages montrent que la très grande majorité des Russes (jusqu’à 88 %) considère que toutes les grandes fortunes en Russie ont été accumulées de manière malhonnête. Une majorité rigide est favorable à la révision des privatisations des années 1990 et soutiendrait la poursuite criminelle des oligarques. Il n’y a aucun doute que l’arrestation de Khodorovsky a amplifié la popularité de Poutine (49). Selon l’auteur (tout à fait libéral) d’une étude importante de la privatisation russe, « les nouveaux propriétaires manqueront toujours de la légitimité nécessaire pour un climat politique stable et des investissements ainsi qu’une croissance soutenus. Ayant construit des fondations défectueuses, les constructeurs doivent vivre avec la crainte que leur édifice de la privatisation va se fissurer périodiquement, bougera et pourrait même s’effondrer. Même avec un statut qui limite les redressements judiciaires, les propriétaires des entreprises privatisées russes vivent dans une constate incertitude, sachant que tôt ou tard ils peuvent être accusés d’avoir employé des méthodes illégales pour obtenir le contrôle de leurs entreprises. » (50) Lors d’une réunion récente avec les oligarques Poutine a tenté de les rassurer, disant qu’ils ne doivent pas craindre à tout va des poursuites pour les crimes qu’ils ont commis lors des privatisations. Mais comme l’a formulé l’un des participants à cette réunion, « personne ne pourra jamais nous donner la garantie absolue en matière des privatisations. » (51)

 

Les origines criminelles de leurs empires ne pèseraient pas si lourdement sur les oligarques s’ils n’étaient pas une classe fondamentalement parasitaire. Selon Forbes, la Russie compte 27 milliardaires, un nombre qui n’est dépassé qu’aux États-Unis, dont l’économie est cependant trente et une fois plus riche. Ils réalisent près d’un tiers de l’ensemble des revenus personnels dans un pays où un cinquième de la population vit en dessous de la ligne de la misère, c’est-à-dire avec moins de 38 dollars par mois. Comme on le sait, pratiquement toute leur richesse dérive des propriétés qu’ils ont prises à l’État. Ils gardent donc autant que possible leurs fortunes à l’étranger, investissent relativement peu en Russie et ils n’ont apporté aucun avantage à la masse de la population travailleuse, dont les revenus réels stagnent ou régressent, même lorsque l’économie est en période de croissance. Soit dit entre parenthèses, selon un sondage récent 36 % de la population dit vouloir revenir à « avant 1985 » — c’est-à-dire avant Gorbatchev — si c’était possible ; 28 % ont dit détester la vie d’alors tout autant que celle d’aujourd’hui et seulement 27 % préfèrent le présent (52). Selon les termes de l’historien britannique reconnu Anatol Lieven, « leur richesse s’écoule goutte-à-goutte vers le bas, mais pas en Russie, ce qui reflète le caractère extrêmement vil, injuste et, surtout, inutile des oligarques russes » (53)

 

Gramsci a remarqué que la démocratie capitaliste constitue une sorte de compromis entre classes, par lequel les capitalistes sont assurés qu’ils pourront s’approprier les bénéfices futurs sur la base de leurs investissements courants, alors que les ouvriers sont persuadés que le produit social accaparé par le capital sous la forme du profit sera réinvesti dans de nouvelles capacités productives et distribué, du moins en partie, aux autres groupes sociaux. Cela constitue la base minimale pour que la classe ouvrière n’emploie pas ses droits démocratiques pour défier la domination sociale de la bourgeoisie. Une telle base n’existe pas en Russie.

 

Ce n’est pas que la bourgeoisie craigne un soulèvement populaire, qui semble présentement hautement improbable — bien que la confiance dans la capacité de Poutine de contrôler les classes populaires ait été secouée par la révolte des retraités en janvier dernier. Mais il serait très tentant pour un leader oppositionnel, si un tel dirigeant pouvait émerger, d’encourager l’attitude populaire qui existe contre les oligarques. Même les intellectuels russes pro-occidentaux, qui prétendent favoriser la démocratie, se sentent obligés de mettre en garde les potentiels leaders démocrates contre « le populisme exaspéré » qui pourrait « détruire le marché en utilisant les méthodes bolcheviques pour réparer les injustices en s’en prenant aux riches » (54). Bien sûr Poutine n’est pas immunisé contre la tentation « populiste », mais ses politiques libérales, qui bénéficient également du soutien généralisé de sa base au sein de l’exécutif, y compris des « structures du pouvoir » (les anciens KGBistes s’empressent de construire leurs propres empires marchands avec l’appui du Kremlin) et qui laissent finalement un grand pouvoir économique entre les mains du capital privé, mettent des limites claires à son « populisme ».

 

En somme, bien que le pouvoir exécutif arbitraire (en particulier celui actuellement exercé par l’administration fiscale) soit une source d’insécurité pour la bourgeoisie, il est bien moins menaçant pour les oligarques que l’insécurité que représenterait pour eux la perspective d’une démocratie et de l’application de la légalité. Les faibles fondements sociaux et idéologiques de la bourgeoisie russe la rendent dépendante d’un État « fort », qui est sa principale ligne de défense. Elle ne dispose pas d’une deuxième ligne digne de confiance au sein de la société civile — quelque chose que Gramsci avait déjà remarqué à propos de la bourgeoisie pré-révolutionnaire russe, lorsqu’il l’avait comparé à celle de l’Occident. Cette faiblesse explique le manque de réaction politique au cas Khodorovsky. Comme l’a noté un analyste russe, « ce qui a commencé comme une campagne politique nécessaire et réussie de Poutine contre Khodorovsky, s’est transformé en une affaire commerciale douteuse. Les oligarques sont vraiment très contants. Ils craignaient que les règles de jeu allaient être changées, mais au lieu de cela Poutine s’est contenté de régler ses comptes avec un voyou politique excessivement ardent. Cela signifie, aussi étrange que cela puisse paraître, que Khodorovsky a obtenu une victoire morale. » (55)

 

Outre ce qui précède, l’introduction des « règles du jeu » stables et connues de tous, ainsi que des élections véritables, menaceraient les relations « spéciales » et très lucratives que les oligarques ont établies avec des éléments variés du pouvoir exécutif, dont Poutine lui-même, en dépit de ses précédentes assurances que les oligarques seraient maintenus à distance du Kremlin et qu’il ne leur témoignerait d’aucune préférence les plaçant au-dessus des petits et moyens entrepreneurs. C’est grâce à de telles relations spéciales que les cadres supérieurs du complexe sidérurgique de Magnitogorsk, l’acièrie la plus célèbre de Russie, ont récemment pu acquérir les parts de l’entreprise restant dans les mains de l’État à des prix d’occasion à l’issue d’enchères frauduleuses (56). De même la dette fiscale de 157 millions de dollars de l’entreprise des télécommunications Vimpelkom a été réduite à seulement 17,6 millions après l’intervention personnelle des ministres des finances et du développement économique. L’oligarque Mikhail Fridman du Groupe Alfa, qui jouit de bonnes relations avec le Kremlin, est le propriétaire majoritaire de Vimpelkom (57). La comparaison entre le traitement accordé à Vimpelkom et celui imposé à Youkos, qui a été, pour l’essentiel, exproprié sur la base d’une réclamation des impôts, parle d’elle-même. Si Khodorovsky avait cru pouvoir se libérer du paternalisme de l’État et même qu’il pouvait dicter ses conditions à l’État, la majorité des oligarques se satisfont du système existant. Les petits entrepreneurs peuvent voir les choses autrement. Mais leur poids économique et politique est négligeable.

David Mandel, professeur à l’Université du Québec à Montréal et codirecteur de l’École de la démocratie ouvrière en Russie et en Ukraine (une institution non-gouvernementale de formation syndicale), est membre de la Gauche socialiste (section québécoise de la IVe Internationale).

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