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29 mai 2019

Jan Malewski - MARXISME À propos des apports d’István Mészáros (1930-2017) à la pensée critique

Inprecor
Informations et analyses publiées sous la responsabilité du Bureau exécutif de la IVe Internationale.

N° 644-646 octobre-décembre 2017

MARXISME

À propos des apports d’István Mészáros (1930-2017) à la pensée critique

Cf. aussi : [Marxisme] [Malewski Jan]

Jan Malewski

István Mészáros, un philosophe marxiste hongrois hors du commun, s’est éteint le 1er octobre 2017 à Londres.

 

Né à Budapest en 1930 dans une famille ouvrière, élevé par sa mère, il a commencé à travailler dans l’industrie dès l’âge de 12 ans. Il a alors triché sur son âge, déclarant 16 ans, pour être accepté à l’usine. Ainsi, « en tant qu’adulte », sa rémunération était plus élevée que celle de sa mère, une employée qualifiée de la transnationale américaine Standard Radio Company. La différence considérable entre leurs gains hebdomadaires fut sa première et sa plus tangible expérience de l’exploitation particulièrement sévère des femmes par le capital. C’était en 1942…

Ce n’est qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale qu’il a pu commencer des études, grâce au changement du système social, et devenir premier étudiant puis assistant de György Lukács à la chaire d’esthétique. Il faisait partie de ce que l’on peut définir comme la première école de Budapest, avec Agnes Heller, Ferenc Feher, István Hermann, Dénés Zoltai et Miklos Almasi. Il racontait dans une interview en 1992 : « J’ai commencé l’université en septembre 1949, et les attaques contre Lukács avaient commencé en juillet 1949. Je risquais toujours d’être expulsé de l’université en fréquentant ses séminaires. En réalité, comme les attaques contre Lukács étaient violentes à un point tel que son Institut était quasiment désert, il n’avait que très peu d’étudiants. » (1)

Il était membre de l’Association des écrivains hongrois, qui s’est engagée dans la lutte contre le stalinisme et le sectarisme avec enthousiasme, mais pas de manière subversive ou violente (2), et devint alors « une véritable communauté avec une réelle conscience nationale et un sens des responsabilités »< (3). À la suite de l’intervention russe, de nombreux membres de l’Association ont été arrêtés, jugés et condamnés, mais cela n’a pas empêché ce groupe de poursuivre son soutien à la révolution et au Premier ministre emprisonné, Imre Nagy, jusqu’à la dissolution de l’Association en janvier 1957 et son remplacement par un « Conseil de la littérature » composé uniquement de fidèles suivistes de Kádár (4).

Rédacteur de la revue de l’Académie des sciences Magyar Tudomány, il a aussi fait partie du Cercle Petöfi, qui à partir de 1954 regroupait les intellectuels critiques, a gagné en popularité après le XXe congrès du PCUS et a été interdit par Rákosi à la suite d’une réunion sur la liberté organisée le 30 juin 1956. Son essai sur le « Caractère national de l’art et de la littérature » a été choisi comme thème central d’un des débats de ce cercle d’intellectuels.

Pressenti pour remplacer Lukács à l’Université de Budapest pour y enseigner l’esthétique, il décide de s’exiler à la suite de l’intervention soviétique contre la révolution hongroise en 1956 – enseignant d’abord en Italie, puis en Écosse, au Canada et en Angleterre. Il expliquait ainsi son choix : « Au moment où je l’ai fait, Lukács était arrêté, mais je l’ai décidé un peu avant, au moment de la seconde intervention russe, car j’ai acquis la conviction qu’il n’y avait plus d’espoir pour une transformation socialiste de la Hongrie. Ils ont réprimé ce qui était alors très loin d’être contre-révolutionnaire. C’était un soulèvement très prometteur pour commencer quelque chose de nouveau, en un rien de temps des conseils ouvriers ont été constitués dans tout le pays. La question d’un retour au capitalisme n’avait jamais été envisagée. » (5)

 

 

Marxiste contre les dogmes

 

 

Contrairement à un grand nombre d’intellectuels exilés du « bloc soviétique », István Mészáros n’a pas abandonné le marxisme, mais au contraire a poursuivi son travail d’analyse. Il se souvenait : « J’ai travaillé avec Lukács durant sept ans, avant d’abandonner la Hongrie en 1956, et nous avons continué à être de bons amis jusqu’à sa mort, en 1971. Nous nous comprenions toujours, c’est pourquoi je voulais étudier avec lui. (…) Lukács avait l’habitude de dire, fort justement, que sans stratégie, vous ne pouvez pas avoir de tactique. Sans une vue stratégique des problèmes, il n’y a pas de solutions au quotidien. J’ai donc essayé d’analyser les problèmes systématiquement, parce qu’ils ne peuvent pas être traités simplement au niveau d’un article se rapportant seulement à ce qui ce passe au moment de l’écrire, quoiqu’il y ait une grande tentation de faire ainsi. Au contraire, cela doit être fait dans une perspective historique. Depuis que mon premier essai assez substantiel a été publié dans une revue littéraire en Hongrie en 1950, j’ai publié et j’ai travaillé dur autant que je pouvais. Aussi modeste soit-elle, nous apportons notre contribution au changement. C’est ce que j’ai essayé de faire toute ma vie. » (6)

Son apport à la pensée marxiste a été considérable. Il a écrit des œuvres sur la théorie marxiste de l’aliénation, l’élaboration de Lukács (histoire et conscience de classe ; conception de la dialectique), la nécessité du contrôle social, le pouvoir de l’idéologie, l’identité néocoloniale et la contre-conscience, la recherche de la liberté chez Sartre, la théorie de la transition au-delà du capital, l’actualité historique de l’offensive socialiste, le socialisme du XXIe siècle, la structure sociale et les formes de conscience… Alors que ses travaux sont connus, discutés et appréciés dans le monde anglophone, hispanophone et lusophone – il est considéré au Brésil, où tous ses textes ont été traduits et où un livre d’hommages a été publié, comme un des penseurs marxistes le plus importants de notre époque – malheureusement ils n’ont pas (pas encore ?) été traduits en français (7). Cet engagement marxiste, qu’il a partagé avec son épouse Donatella (1936-2007), lui a valu la répression dans « le monde libre » : alors qu’il enseignait à l’Université de York, à Toronto, le gouvernement canadien l’a considéré comme un danger et a voulu l’expulser.

Parmi les marxistes, István Mészáros occupait une position particulière. Il n’a appartenu à aucun parti, considérant que « les partis politiques à l’ancienne sont intégrés dans le système parlementaire, qui a lui-même perdu sa pertinence historique. (…) La classe ouvrière s’en est accommodée elle-même et s’autocontraint selon les possibilités offertes par ce cadre, ce qui par conséquence ne pouvait que produire des organisations défensives ». Il appelait de ses vœux un autre mode d’organisation : « Il n’y aura pas de progrès jusqu’à ce que le mouvement ouvrier, le mouvement socialiste, se redéfinisse en devenant capable d’une action offensive, à travers ses institutions appropriées et à travers sa force extraparlementaire. Le parlement, s’il veut devenir significatif à l’avenir, doit être revitalisé, et ne peut l’être que s’il acquiert une force extraparlementaire en conjonction avec le mouvement politique radical, qui peut aussi être actif à travers le parlement. » (8)

Sa critique du parlementarisme était sévère. Dans une lettre de juillet 2000 il disait : « Ma critique ne se rapporte pas à la politique en général ou aux “politiques démocratiques”, mais à la dégradation de la politique allant jusqu’à une complaisance cauchemardesque vis-à-vis du capital au nom de la “démocratie”, en promulguant les mesures les plus autoritaires par soumission à la domination du capital. » (9)

Il avait soutenu l’expérience de Chavez, espérant aider dans la réflexion sur la nécessaire transition vers le socialisme, en ne cachant jamais ses critiques de la politique concrètement menée – ce qui lui a valu l’estime du président vénézuélien. De même, il a discuté avec les dirigeants cubains, tentant de convaincre pour empêcher que Cuba ne suive la voie soviétique ou chinoise. Il s’était également enthousiasmé lorsqu’en Grèce Syriza avait remporté les élections et quand dans l’État espagnol un nouveau parti de gauche, Podemos, est apparu.

Solidaire des avancées, critique des erreurs, insistant sur la vision du socialisme que l’expérience de l’échec des tentatives dans son pays lui a permis d’élaborer, Mészáros, sans être militant d’un parti essayait de pratiquer la praxis marxiste.

 

 

Leçons du système soviétique

 

 

Il n’était pas trotskiste, mais ce n’était ni un sectaire ni un stalinien. Le marxiste britannique Hillel Ticktin (10) se souvient que lorsqu’ils discutaient de Lukács et qu’il a mentionné l’antagonisme de ce dernier avec Trotski, Mészáros a commenté que « cela relève les limites » de celui qui avait été son maître et son ami.

Dans l’interview déjà citée, il disait : « L’Union soviétique n’était pas capitaliste, même pas capitaliste d’État. Mais le système soviétique était très dominé par le pouvoir du capital : la division du travail est demeurée intacte, la structure hiérarchique de commande du capital s’est maintenue. » (11) En 2015 il expliquait : « L’implosion du système soviétique avait son fondement profond de déterminations. Pour n’en citer que très brièvement deux : les contradictions explosives d’un empire multinational, hérité des tsars, réprimant ses minorités nationales, d’une part, et, de l’autre, la proclamation du “socialisme dans un seul pays” sur le terrain post-révolutionnaire dominé par la réalité du capital-système. En ce qui concerne la première contradiction fatale – dont les retombées dangereuses peuvent encore être entendues aujourd’hui – Lénine prônait pour les minorités nationales le “droit à l’autonomie jusqu’à la sécession”, et il critiquait vivement Staline comme un “national-socialiste” arbitraire et un “tyran grand-russe" alors que Staline dégradait les minorités nationales au statut de “régions frontalières” nécessaires au maintien de “la puissance de la Russie”. Quant au deuxième problème, Staline et ses partisans revendiquent la “pleine réalisation du socialisme dans un pays”, en contradiction totale avec l’opinion de Marx selon laquelle un ordre social alternatif n’est possible que comme acte des peuples dominants, qui présuppose le développement universel des forces productives et les relations mondiales qui y sont liées. » (12)

Car pour Mészáros, « Ce qui est en jeu, bien sûr, c’est que l’objet, la cible, de la transformation socialiste surmonte le pouvoir du capital. Le capitalisme est un objet relativement facile dans cette entreprise parce que vous pouvez dans un sens abolir le capitalisme à travers le soulèvement révolutionnaire et l’intervention au niveau de la politique, l’expropriation du capitaliste. Vous avez mis fin au capitalisme, mais vous n’avez même pas touché le pouvoir du capital quand vous l’avez fait. Le capital n’est pas dépendant du pouvoir du capitalisme et cela est important aussi dans le sens que le capital précède le capitalisme de milliers d’années. Le capital peut survivre parfaitement, pas durant des milliers d’années, mais lorsque le capitalisme est renversé sur une aire limitée, le pouvoir du capital continue, même si c’est sous une forme hybride. (…) En Union soviétique le surtravail était extrait par une voie politique et c’est cela qui est entré en crise au cours des dernières années. (…) Dans le système soviétique, cela a été fait d’une manière très impropre du point de vue de la productivité parce que le travail a conservé beaucoup de pouvoir sous la forme d’actes négatifs, de défiance, de sabotage, de travail au noir, etc., à travers lequel on ne pouvait même pas rêver d’atteindre le genre de productivité qui est réalisable ailleurs, et qui sapait la raison d’être de ce système sous Staline et sous ses successeurs – l’accumulation politiquement forcée. (…) Ce qui est absolument crucial, c’est de reconnaître que le capital est un système métabolique, un système socio-économique métabolique de contrôle. Vous pouvez renverser le capitaliste mais le système d’usine reste, la division du travail reste, rien n’a changé dans les fonctions métaboliques de la société. En effet, tôt ou tard, vous trouvez la nécessité de réaffecter ces formes de contrôle à des personnalités, et c’est ainsi que la bureaucratie commence à exister. La bureaucratie est une fonction de cette structure de commandement dans les circonstances changeantes où, en l’absence du capitaliste privé, vous devez trouver un équivalent à ce contrôle. Je pense que c’est une conclusion très importante, car très souvent la notion de bureaucratie est avancée comme un cadre mythique et explicatif, et cela n’explique rien. La bureaucratie elle-même a besoin d’explication. Comment se fait-il que cette bureaucratie apparaisse ? Lorsque vous l’utilisez comme une sorte de deus ex machina, qui explique tout en termes de bureaucratie, si vous vous débarrassez de la bureaucratie, tout ira bien. Mais vous ne vous débarrassez pas de la bureaucratie à moins d’attaquer les fondements économiques et sociaux et de concevoir une autre façon de réguler le processus métabolique de la société de telle sorte que le pouvoir du capital est d’abord réduit et, à la fin, il finit par disparaître complètement. Le capital est la force de contrôle, vous ne pouvez pas contrôler le capital, vous pouvez le supprimer seulement à travers la transformation de l’ensemble du complexe des relations métaboliques de la société, vous ne pouvez pas juste le toucher à la marge. Soit il vous contrôle, soit vous vous en débarrassez, il n’y a pas de mi-chemin, et cette idée du socialisme de marché ne pouvait pas fonctionner dès le début. Le vrai besoin n’est pas la restauration du marché capitaliste, sous le nom d’un “marché social” totalement fictif, mais l’adoption d’un système approprié d’incitations. » (13)

 

 

Capital, capitalisme, socialisme

 

 

Durant des années István Mészáros a travaillé avec la revue marxiste étatsunienne Monthly Review, qui a publié bon nombre de ses livres. John Bellamy Foster, qui a écrit l’introduction à son livre sur la Crise structurelle du capital, le considérait comme un « éclaireur du socialisme ». Il présentait ainsi son analyse : « Pour Mészáros, “la crise structurelle du capital” naît non seulement du fait que le système est maintenant confronté pour la première fois à ses propres “limites absolues”, mais également de la réalité faisant que les conditions nécessaires pour une base de masse de l’alternative socialiste hégémonique émergent, fournissant les fondations mondiales d’une nouvelle situation révolutionnaire. Sa critique du capital (par opposition au capitalisme) est également une critique des premières expériences “socialistes” (ou post-capitalistes) qui, en échouant à éradiquer entièrement les rapports capitalistes, en se limitant à les médier seulement par l’État, ont fini dans une impasse historique – tout en éclairant le chemin que doit prendre le socialisme du XXIe siècle. Dans l’analyse de Mészáros, cette voie peut être résumée comme suit : “égalité substantielle”, “autocritique” et auto-organisation communale des rapports de production – notions qui, prises ensemble, définissent une société socialiste soutenable. En s’opposant à ceux qui prétendent que la classe ouvrière a été intégrée dans le système, il montre clairement qu’il s’agit d’une impossibilité systémique, même dans les États capitalistes les plus riches et que, tout au plus, la direction syndicale peut être intégrée (The Structural Crisis of Capital, pp. 190-95). La classe ouvrière reste partout un pouvoir aliéné, l’agent indispensable du changement révolutionnaire potentiel. Pourtant, en répondant à la question de savoir si une telle transformation révolutionnaire aura effectivement lieu, Mészáros répond carrément : “Cela dépend” (p. 187). L’émancipation humaine véritable, qui modifie la société “de haut en bas“, selon les termes de Marx, ne peut être réalisée que par une lutte incessante ; c’est donc un aspect accidentel de l’histoire (p. 85). » (14)

« C’est pour cela que les socialistes, afin d’avoir quelque espoir de succès, doivent nier le capital lui-même – en sa qualité d’inaltérable causa sui [sa propre cause] – et pas seulement une de ses variantes historiquement contingentes, comme par exemple l’actuel système dominant du capital global. » (15)

Convaincu que la future société socialiste potentielle exerce déjà son influence dans le monde contemporain et que le monde capitaliste est en cours de désintégration, Mészáros était loin de semer des illusions sur une quelconque « inévitabilité historique » du socialisme. Dans son livre The Necessity Of Social Control, il réfléchit sur l’État, cette « montagne que nous devons conquérir ». Interviewé à ce propos il explique : « L’État en tant que tel ne peut pas refaçonner l’ordre social reproducteur du capital parce qu’il en est partie intégrante. Le grand défi pour notre temps historique est l’éradication nécessaire du capital de notre ordre métabolique social. Et cela est inconcevable sans éradiquer à la fois les formations étatiques du capital historiquement constituées en conjonction avec la dimension reproductrice matérielle du système et inséparables de celle-ci. (…)

« Dire que le “dépérissement de l’État” est nécessaire signifie seulement qu’il s’agit d’une condition vitale requise pour résoudre les problèmes en jeu. Mais il ne prétend pas que l’exigence indiquée sera inévitablement réalisée. Au contraire, avec l’idée sous-jacente du danger que l’État, avec son pouvoir écrasant de destruction, pourrait mettre fin catastrophiquement à tout effort transformateur et émancipateur, il s’oppose à toute illusion de soi-disant “inévitabilité historique”.

« Il ne peut y avoir de “fatalité historique” dans la direction de l’avenir. L’histoire est ouverte, pour le meilleur ou pour le pire. Souligner l’exigence du “dépérissement” de l’État visait en premier lieu à contrer l’illusion/vœu anarchiste selon laquelle le “renversement de l’État” peut résoudre le problème en litige. L’État en tant que tel ne peut être “renversé”, compte tenu de son enracinement métabolique social profond. Les rapports de propriété capitalistes privés d’un État donné peuvent être renversés, mais ce n’est pas une solution en soi. Car tout ce qui peut être “renversé” peut aussi être restauré, comme l’a amplement démontré le sort de la “Perestroïka” de Gorbatchev. Le capital, le travail et l’État en tant que tels sont profondément liés à l’ensemble organique du métabolisme social historiquement constitué. Aucun d’entre eux ne peut être renversé par lui-même, ni même “reconstitué” séparément.

« Faire le changement requis appelle la transformation radicale du métabolisme reproductif social dans son intégralité et dans toutes ses parties constitutives profondément interconnectées. Et cela ne peut être fait avec succès qu’en accord avec les circonstances historiques changées, dans le cadre limité de notre foyer planétaire. Tel est le sens de l’alternative socialiste à l’ordre métabolique social du capital, désormais dangereusement débordé et dangereusement gaspilleur. Et une telle alternative n’est pas une question “d’inévitabilité”. L’inévitabilité doit être laissée à la loi de la gravité par laquelle les pierres jetées par Galilée du haut de la tour penchée de Pise devaient atteindre le sol avec certitude. C’est pourquoi j’ai écrit dans la conclusion de mon livre que “ce que l’alternative socialiste appelle c’est l’exigence tangible de la durabilité historique. Et cela est également offert comme critère et mesure de son succès possible. (...) Il est défini en termes de viabilité historique et de durabilité pratique, ou non, selon le cas.” » (16)

Alors que le journaliste lui demande si, « plus de 20 ans après la fin de l’Union soviétique » il croit encore que « l’alternative socialiste est non seulement possible, mais nécessaire », Mészáros répond : « En termes historiques, 20 ans c’est une très courte période. Surtout quand l’ampleur de la tâche se présente comme le besoin de changer radicalement le métabolisme reproductif social dans son ensemble, d’un ordre d’inégalité substantielle en un état d’égalité substantielle. Et le défi historique pour obtenir un ordre d’égalité substantielle n’est pas une question des dernières décennies. Babeuf et ses camarades de la “Société des égaux” ont revendiqué avec éloquence cette exigence, non pas il y a 20 ans, mais il y a exactement 220 ans, lorsqu’ils ont insisté sur le fait que “nous avons besoin non seulement de l’égalité des droits Homme et citoyen ; nous la voulons au milieu de nous, sous les toits de nos maisons”. Leur demande était totalement incompatible avec l’ordre de consolidation du capital, et ils ont été exécutés pour cela. Mais le défi historique n’est pas mort avec eux, puisqu’il implique l’humanité tout entière. Et aucune solution partielle ou sa défaillance ne peut éliminer cette condition. » (17)

 

 

Sauver l’existence humaine

 

 

Interrogé à propos des critiques de la conception marxiste de l’histoire, supposée annoncer « l’inévitabilité de l’effondrement de l’État » et qualifiée de « téléologique », István Mészáros s’insurge : « Seuls les marxistes dogmatiques et mécanistes argumenteraient en ces termes. Marx ne l’a jamais fait. Après tout, il a écrit sept décennies avant le “socialisme ou barbarie” de Rosa Luxemburg que l’alternative préconisée était requise par les êtres humains “pour sauver leur existence même”. En d’autres termes, si un penseur affirme clairement que l’action humaine autodestructrice en cours – qui résulte des antagonismes internes et des contradictions dangereuses du système reproducteur social donné, établi par les êtres humains eux-mêmes – peut mettre fin au développement historique, c’est le contraire de la croyance en une téléologie mystérieuse de l’inévitabilité historique, et non un plaidoyer en sa faveur. » Et il poursuit : « Babeuf et ses camarades sont apparus tragiquement au début de la scène historique avec leur revendication radicale. À cette époque, le capital avait encore la potentialité d’une expansion conquérante mondiale, même si son mode de fonctionnement ne pouvait jamais surmonter les caractéristiques problématiques de ce que même ses meilleurs défenseurs dans le domaine de l’économie politique qualifiaient de destruction créative ou productive. Car la destruction en faisait toujours partie intégrante, compte tenu du gaspillage croissant inséparable de l’impulsion inexorable d’auto-expansionnisme, même à la phase ascendante du développement historique du capital. L’ironie la plus grande et la plus périlleuse de l’histoire moderne est que la “destruction productive” autrefois défendue est devenue dans la phase descendante du développement systémique du capital une production destructrice toujours plus intenable, tant dans le domaine de la production marchande que dans le domaine de la nature, complétée par la menace ultime de destruction militaire pour la défense de l’ordre établi. C’est pourquoi l’alternative socialiste n’est pas seulement possible – dans le sens de sa durabilité historique mentionné plus haut – mais aussi nécessaire, dans l’intérêt de la survie de l’humanité. » (18) Cette dimension écologique a été centrale dans ses derniers ouvrages (19).

István Mészáros n’est plus. Mais son œuvre restera longtemps une source d’inspiration pour la pensée critique, pour l’élaboration de l’alternative socialiste et pour la critique du capital. On ne peut qu’espérer que ses écrits seront, enfin, traduits en français. ■

 

 

 

 

Jan Malewski, rédacteur d’Inprecor, est membre du Bureau exécutif de la IVe Internationale. L’auteur remercie Michael Löwy et Jean-José Mesguen pour leurs commentaires.

 

 

Notes

1. Interview réalisée par Joseph McCartney et Chris Arthur, Radical Philosophy 62, automne 1992, sous le titre « Marxism Today ».

2. István Mészáros, La rivolta degli intellettuali in Ungheria, oTurin 1958, Einaudi, p. 163 (Cité par Laura Ceresa, Censure, Limitazioni e limiti delle letteratura ungherse degli “anni Cinquanta”, Thèse de l’Université de Padoue 2017, http://tesi.cab.unipd.it/54790/1/LAURA_CERESA_2017.pdf)

3. Ibid, p. 142.

4. Ibid, p. 164.

5. Op. cit., note 1

6. Interview réalisés par Judith Orr et Patrick Ward, « A structural crisis of the system », Socialist Review n° 332, janvier 2009.

7. Le liste de ses œuvres est longue : Satire and Reality (1955), La rivolta degli intellettuali in Ungheria (1958), Attila Jozsef e l’arte moderna (1964), Marx’s Theory of Alienation (1970), Aspects of History and Class Consciousness (1971), Lukacs’ Concept of Dialectic (1972), Neo-colonial Identity and Counter-consciousness : Essays in Cultural Decolonisation (1978, avec Renato Constantino), The Work of Sartre : Search for Freedom (1979), Philosophy, Ideology and Social Science : Essays in Negation and Affirmation (1986), The Power of Ideology (1989), Beyond Capital : Toward a Theory of Transition (1995), L’alternativa alla società del capitale: Socialismo o barbarie, (2000), Socialism or Barbarism : From the "American Century" to the Crossroads (2001), A educaçao para além do capital (2005), O desafio e o fardo do tempo histórico (2007), The Challenge and Burden of Historical Time : Socialism in the Twenty-First Century (2008), Historical Actuality Of The Socialist Offensive (2009), The Structural Crisis of Capital (2009), Social Structure and Forms of Consciousness, Volume I : The Social Determination of Method (2010), Social Structure and Forms of Consciousness, Volume II : The Dialectic of Structure and History (2011), The Work of Sartre : Search for Freedom and the Challenge of History (2012), The Necessity Of Social Control (2014).

8. Op. cit., note 1.

9. Cité par Maria Cristina Soares Paniago, « Les impératifs d’expansion du capital et l’impossibilité ontologique de contrôle sur le système du capital, selon Istvan Mészáros », http://actuelmarx.parisnanterre.fr/m4panag.htm

10. Hillel Ticktin, « Un gran filósofo marxista », Sin Permiso, 6 octobre 2017 : http://www.sinpermiso.info/textos/istvan-meszaros-1930-2017-pensar-la-alienacion-y-la-crisis-del-capitalismo

11. Op. cit., note 1.

12. « The mountain we must conquer – An interview with István Mészáros », par le journaliste Leonardo Cazes pour le quotidien O Globo, republié dans sa version anglaise intégrale par la maison d’édition brésilienne Boitempo le 22 avril 2015 : https://blogdaboitempo.com.br/2015/04/22/the-mountain-we-must-conquer-an-interview-with-istvan-meszaros/

13. Op. cit., note 1.

14. John Bellamy Foster, « István Mészáros, Pathfinder of Socialism », (introduction à István Mészáros, The Structural Crisis of Capital, Monthly Review Press, New York 2010) : https://monthlyreview.org/2010/02/01/istvan-meszaros-pathfinder-of-socialism/ (De nombreux textes d’István Mészáros en anglais sont disponibles sur le site web de Monthly Review : https://monthlyreview.org/author/istvanmeszaros/).

15. I. Mészáros, Beyond Capital (Au-delà du Capital), London 1995, The Merlin Press, p. 72.

16. Op. cit., note 12.

17. Ibid.

18. Ibid.

19. Cf. en p…… son essai, « Socialisme : la seule économie viable », que nous avons traduit pour ce numéro d’Inprecor.

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