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29 mai 2019

Du concept de peuple à la matérialisation d’un leader. Brèves notes sur le populisme d’Ernesto Laclau

Inprecor
Informations et analyses publiées sous la responsabilité du Bureau exécutif de la IVe Internationale.

N° 641 juillet 2017

PHILOSOPHIE POPULISTE

Du concept de peuple à la matérialisation d’un leader. Brèves notes sur le populisme d’Ernesto Laclau

Cf. aussi : [Altermondialisme] [Marxisme]

Edgardo Logiudice

La philosophie « post-marxiste » d’Ernesto Laclau (1935-2014) et de Chantal Mouffe semble inspirer actuellement certains dirigeants et militants de Podemos (État espagnol) et de La France insoumise. Pour mieux saisir les tenants et les aboutissant de cette nouvelle philosophie, nous reproduisons ici une critique, déjà ancienne, d’un marxiste argentin, Edgardo Logiudice.

Ernesto Laclau © Xavier Granja Cedeño

Ernesto Laclau © Xavier Granja Cedeño

L’élaboration politico-académique d’Ernesto Laclau, en particulier dans la Raison populiste (1), a connu un succès important auprès de nombreux secteurs de cadres politiques d’Amérique du Sud au cours des dix dernières années. Le terme de populiste qui accompagne les nouveaux processus politico-sociaux est considéré pour les uns comme un standard mais est vitupéré par d’autres.

 

 

Images de Laclau

 

 

À la mort de Laclau, Íñigo Errejón, remarquable organisateur du Podemos espagnol issu des Indignés, a écrit qu’« il a disparu à un moment décisif, dans le cadre d’une période d’incertitude où s’ouvraient des brèches pour des possibilités inédites. Pour penser les défis de la sédimentation de l’irruption plébéienne qui s’est constituée dans les États latino-américains et s’est déversée sur le sud de l’Europe avec pour enjeu la traduction du mécontentement et des souffrances des majorités en nouvelles hégémonies populaires » (2).

Image très forte de quelqu’un qui, en 2004, ses élaborations déjà achevées, a affirmé que « l’Espagne a fait un énorme pas en avant lors des dernières élections avec celle de José Luis Zapatero » (3).

L’avocate Fernandez de Kirchner [présidente de l’Argentine] a dit de Laclau : « Un philosophe qui prête vraiment à la controverse, un penseur qui avait trois vertus, en tant qu’être humain : primo, penser, chose qui n’est pas très habituelle par les temps qui courent. Secundo, le faire avec beaucoup d’intelligence, et tertio, ce qui est le plus important, le faire en contradiction ouverte avec les paradigmes qui s’imposent en provenance des industries culturelles des grands centres de pouvoir du monde, ce qui est le plus courageux pour un intellectuel. Ce que peut faire de mieux un intellectuel, s’il veut être publié et applaudi par tout l’establishment c’est dire ce qui plait à l’establishment dominant. Mais ce qui attire l’attention sur les intellectuels qui se sont distingués et ont engendré une pensée propre, c’est précisément d’élaborer une pensée d’un point de vue critique, qui contrevienne totalement et contredise ce qui intéresse les secteurs dominants » (4).

C’est l’image d’une figure de la politique sud-américaine qui a soutenu que « lorsque les gens se sentent très impactés par un processus de désintégration sociale, en fin de compte ce qu’il faut c’est un genre quelconque d’ordre. Quel que soit l’ordre qui prévaudra, c’est une considération secondaire » (5).

Images d’un Laclau qui se confronte à question de la domination.

 

 

Se revendiquer du populisme

 

 

Laclau s’est proposé expressément de revendiquer le terme de populiste lui octroyant le privilège de constituer le Peuple en tant que tel de façon métaphorique et métonymique. Il ne faut pas s’étonner du bon accueil reçu parmi ceux qui improvisent des discours avec des phrases lancées comme arguments d’autorité, venant de rien de moins que d’un professeur postmarxiste de la faculté d’Essex, disciple de [Gino] Germani, pionnier de l’utilisation de ce terme. Ce n’est pas étonnant de la part de ceux qui écrivent des discours ni de ceux qui ont besoin de certains appuis rationnels à leur désir légitime de créer.

Laclau a fait un inventaire de la littérature traitant du populisme, qui, à son avis, véhicule un « dénigrement des masses ». Dénigrement qui consiste en accusations de marginalité, de fugacité, de flou, de manipulation, de pure rhétorique et en un préjudiciable rejet du milieu indifférencié que constitue la multitude ou le peuple, au nom de l’institutionnalisation et de la structuration sociale. Ce sont des prises de position inadéquates pour « comprendre quelque chose à la constitution ontologique du politique en tant que tel ».

Le politologue soutient que, dans ces postures, le discours populiste sur la réalité sociale s’appuie sur deux présupposés péjoratifs :

a) Aspect vague et indéterminé tant du discours que du public à qui il s’adresse dans ses postulats politiques et,

b) Que le discours est pure rhétorique.

 

Pour Laclau ces présumés « défauts » ou attributs négatifs ne sont pas autre chose que :

a) le flou et l’indétermination inscrits dans la réalité sociale elle-même,

b) les recours rhétoriques sont les seuls que l’on puisse invoquer pour octroyer une cohésion interne à quelque structure conceptuelle.

 

Le populisme a été soit mésestimé, soit méprisé en tant que phénomène politique, « jamais pensé dans sa spécificité comme forme légitime parmi d’autres de construction d’un lien politique ».

Et si la réalité sociale est indéterminée et que la rhétorique est ce qui peut donner sa cohésion à une structure conceptuelle, « le populisme est la voie royale pour comprendre quelque chose relativement à la constitution ontologique du politique en tant que tel ».

Dans cette réalité vague et indéterminée, « les mécanismes rhétoriques (…) constituent l’anatomie du monde social ».

Jusqu’ici le scientiste politique a déplacé les déterminations d’un concept, dont la « clarté conceptuelle (…) est visiblement absente (…) remplacée par l’invocation à l’intuition non verbalisée » ou « par des énumérations descriptives » de la réalité sociale.

Les déterminations d’un concept obscur, résultat d’intuitions ou d’énumérations descriptives qui, au niveau du discours, ne peuvent appréhender spécifiquement le phénomène, constituent en revanche la voie royale de compréhension si nous les appliquons à la matérialité de la réalité sociale.

L’obscurité conceptuelle, l’intuition et l’énumération descriptive, œuvrent efficacement si elles sont appliquées à la réalité sociale, constituant une façon de produire du politique. Une façon qui a un tel degré de légitimité qu’« il n’existe aucune intervention politique qui ne soit populiste jusqu’à un certain point ».

La critique du concept se transforme en assomption d’une réalité sociale floue et indéterminée.

Dans cette réalité sociale vague il ne semble pas y avoir place pour l’exploitation ni la domination, la clé du conflit parait se situer dans les revendications insatisfaites. De l’art de la rhétorique pour unifier les revendications, si différentes qu’elles vont jusqu’à pouvoir être contradictoires, dépend que l’on réussisse à les articuler en une chaîne qui les rende équivalentes face aux institutions établies constituant ainsi une identité collective, le Peuple.

 

 

L’exclusion

 

 

Une revendication insatisfaite est toujours le signe d’une exclusion. Cela sera donc le point de départ. L’exclusion est un présupposé sur lequel se dresse la construction de Laclau. Un présupposé si vague et indéterminé comme toute la réalité sociale que Laclau semble se refuser à l’analyser en des termes qui ne soient pas ceux des mécanismes de la rhétorique.

« Métaphore, métonymie, synecdoque, catachrèse » qui « se transforment en instruments d’une rationalité sociale élargie ». Rationalité sociale élargie qui consiste en ce que la métaphore est « l’anatomie du monde social ». Rationalité du vague, de l’indéterminé, de l’incohérent.

Le réel est rationnel grâce à la rhétorique de la même façon que l’est le discours sur la réalité sociale. La rhétorique occupe le lieu de la critique de l’ordre établi.

L’ordre établi ne se discute pas car, comme nous le verrons, il existe toujours la nécessité d’un ordre quelconque.

On ne discute pas la gouvernance mais ses effets. La domination est remplacée par ses effets, l’exclusion. Exclusions qui donneront lieu aux demandes et aux revendications.

Revendications qui bien que ponctuelles et sectorielles peuvent arriver à s’articuler (« d’en haut », « verticalement ») au moyen du recours à la rhétorique. Une revendication sur les salaires peut s’allier à toute autre au moyen de la « justice », pour la justice sociale. C’est dire l’ambiguïté qu’entraîne le fait de nommer une chose pour une autre.

Des revendications différentes, et pour Laclau la globalisation les rend de plus en plus différentes, ne sont pas égales, mais elles peuvent être équivalentes. Grâce au recours à la rhétorique.

Mais de plus les revendications sont toujours démocratiques. Elles le sont du fait même du présupposé de l’exclusion. Laclau déclare que sa notion de démocratie est « un peu particulière ». Elle n’a rien à voir, dit-il, avec un quelconque jugement normatif relatif à sa légitimité, ni avec « rien qui ait un rapport avec un régime démocratique ». Ni non plus « avec quelque lien nostalgique à la tradition marxiste », mais avec un élément de cette tradition : « la notion d’insatisfaction de la revendication qui s’affronte à un statu quo existant et rend possible le déploiement de la logique d’équivalence qui conduit au surgissement du “peuple” ».

Les traits de la notion de démocratie qui opèrent, selon Laclau, sont :

« (a) que ces revendications sont formulées au système par quelqu’un qui a été exclu de ce même système – c’est-à-dire qu’il y a une en elles une dimension égalitaire implicite ;

« (b) que cette émergence présuppose un certain type d’exclusion ou de privation (…) ».

L’exclusion est le présupposé des revendications, et l’émergence des revendications présuppose l’exclusion. Laclau prétend que cette tautologie évidente n’est pas une simple description refermée sur elle-même. La dimension égalitaire implicite dans les revendications tient au fait qu’elles sont formulées par quelqu’un qui est exclu du système excluant. Le système institutionnel établi, sorte d’ennemi commun, transforme les équivalences en une dimension égalitaire qui s’implique dans cette confrontation.

Toutes les revendications sont démocratiques parce qu’elles sont issues des exclusions, « elles ne sont pas téléologiquement destinées à être articulées dans aucune forme politique particulière. Un régime fasciste peut absorber et formuler des revendications démocratiques aussi bien qu’un régime libéral ».

Non seulement l’exclusion rend équivalents tous les régimes politiques, et rend donc inopérante leur distinction, mais elle n’expliquerait pas non plus l’émergence de l’un ou l’autre système. L’ordre se constitue « d’en haut ». Ce qui fait que les véritables porteurs des revendications ne sont rien d’autre que des sujets passifs incapables d’un quelconque telos immanent. Incapables de projets qui ne leur soient pas fournis par le système excluant. De ce fait toute idée de démocratie reste vide de contenu. Condamnée à l’hétéronomie, à la domination qui est le fondement réel de toute rébellion.

Cela semble être la conséquence de prendre l’effet (l’exclusion) pour la cause. Ce qui pourrait bien être un trope. Un discours rhétorique sur la rhétorique politique.

 

 

Autopoiesis (auto-création) ?

 

 

L’intention de Laclau ne semble pas être de fournir des explications par des relations de cause à effet ni, expressément, par « aucune dialectique ».

Sa stratégie est descriptive. Son « optique – dit-il – part de son insatisfaction de base par rapport aux perspectives sociologiques ». Il ajouterait qu’elles sont aussi anthropologiques et, cela va sans dire, économiques. Presque tout ce qui pourrait être méta-discursif. Perspective légitime dès lors que l’on accepte pour un discours ce qui est exigé pour d’autres points de vue, ne pas prétendre à la totalisation.

Mais peut-être, vu la densité intellectuelle du texte, l’aspiration de Laclau était-elle plus modeste et il l’exprime ainsi. Face à ceux qui dénigrent le populisme, desquels il suspecte un certain mépris de la plèbe, sa stratégie est de démontrer que le populisme est une manière de plus, entre autres, de produire de la politique dans le domaine des rapports face à l’institution établie, c’est-à-dire à l’État. Il va jusqu’à ajouter également qu’en définitive, toute construction politique a un aspect populiste. Ainsi tout est aussi vague et indéterminé.

Il est clair qu’il a quelque raison. C’est d’elle que dérive la logique des différences. Et la raison c’est celle de la non-pertinence de l’idée d’homogénéité. La critique s’ancre surtout sur celle de l’idée de classe sociale qui supposerait l’homogénéité de ses membres. Une interprétation de la classe sociale d’un point de vue sociologique ou strictement économique de caractère empirique, mais pas nécessairement unique.

Il est certes difficile d’appréhender les rapports sociaux dans leur immédiateté, leur détermination demande une part d’abstraction analytique. Cela n’est pas une préoccupation épistémologique exprimée par Laclau. Mais il est plus ou moins évident que les insatisfactions qui engendrent les revendications ont quelque fondement dans les rapports sociaux qui déterminent les possibilités d’accès aux ressources. Pouvoir ou non disposer de ressources ne détermine peut-être pas les discours, mais du moins cela conditionne l’accès à ces ressources. Les différences sont des différences dans les rapports sociaux. Et on peut définir les classes par divers types de rapports sociaux qui sont le siège habituel des demandes insatisfaites.

Laclau attribue la profusion des différences, l’hétérogénéité, au fait que ce n’est que par une construction politique que peuvent s’articuler, grâce à des mécanismes rhétoriques, les fragmentations qui accompagnent le processus de globalisation.

Mais, en admettant qu’« en dernière instance cette détermination » soit une totalisation, et de plus générique, indéterminée, la « globalisation » n’a rien à lui envier.

En effet, la globalisation des biens de consommation parait tendre davantage vers l’homogénéité que vers la différenciation et tend à générer des appartenances.

Les créatifs de l’industrie publicitaire connaissent bien cette question eux qui, précisément, recourent à des mécanismes rhétoriques qui n’expriment pas les revendications mais les engendrent. Et le mode de production de la politique n’est pas, de nos jours, étranger aux ressources publicitaires auxquelles les cadres politiques ont l’habitude de s’offrir comme produits.

Ce qui parait certain c’est que la publicité s’adresse à l’individu comme à un être singulier et recoure, ainsi que le remarque Laclau, pour la politique, à l’émotionnel, et à l’affect. Constituant, si on veut, une classe, celle des consommateurs. Mais pour que cela se produise le discours ne suffit pas, car la consommation effective a comme présupposé les ressources nécessaires pour y accéder, ressources qui ne sont pas rhétoriques. Elles sont, précisément, économiques.

Parmi ces ressources, le crédit à la consommation est prévalent, ressource du système du capitalisme financier, précisément le grand globalisateur.

Il me semble que si nous réduisons la production du politique aux ressources de la rhétorique nous nous retrouvons devant une autopoiesis politique, si ce n’est devant une description auto-référentielle, et, donc tautologique.

 

 

Représentation

 

 

Une fois établi que les différences individuelles sont une donnée inexplicable, la conséquence ne peut qu’être autre que celle l’impossibilité de communauté.

Laclau avalise sans discussion la vieille question de l’impossibilité de la démocratie directe dans de grandes communautés comme les États-nations modernes. Avec cela il assume également sans critique le fait établi, le système de démocratie représentative électorale dans lequel opère le mode de production capitaliste.

Mais il n’est pas certain, dit-il, que le représentant puisse ou doive retransmettre fidèlement la volonté des représentés. Parce que le représentant doit toujours ajouter, pour donner crédibilité à la volonté représentée, que c’est celle d’un groupe sectoriel, et de plus démontrer que cette volonté est compatible avec les intérêts de toute la communauté et pas seulement d’un groupe.

Il en découle que la représentation est un processus ou un mouvement d’aller et retour, il y a deux dimensions dans toute représentation.

Laclau en infère que « le représenté dépend du représentant pour la constitution de sa propre identité ».

Et c’est ainsi que le niveau d’intégration du groupe représenté sera dégradé.

Donc, dans « le cas de secteurs marginaux avec un bas niveau d’intégration dans le cadre stable d’une communauté (…) nous ne parlons pas d’une volonté d’être représenté mais de la constitution même de cette volonté à travers le processus même de la représentation. La tâche du représentant, cependant, est démocratique, car sans son intervention il n’y aurait pas d’intégration de ces secteurs marginaux dans la sphère publique (…) dans ce cas sa tâche ne consisterait pas tellement à transmettre une volonté, mais bien plutôt à fournir un point d’identification qui permettra de constituer comme acteurs de l’histoire les secteurs qu’il conduit. »

« La représentation se convertit en un moyen d’homogénéisation de ce que (…) nous nommerons une masse hétérogène ». Il cite Hanna Fenichel Pitkin qui, pour lui, a le mieux traité de la notion de représentation, et elle a affirmé que « la véritable représentation est le charisme ». C’est-à-dire que la représentation « qui va du représentant aux représentés » s’incarne dans le dirigeant charismatique.

Il affirme : « dans une situation de désordre radical il faut un type d’ordre quel qu’il soit ». Pour cela il est nécessaire de procéder à quelque identification et « représenter l’ordre en tant que tel ».

« L’identification procédera toujours au travers de cette investiture ontologique ». L’ordre est investi dans le corps du leader.

En résumé, face à une situation de désordre radical il est nécessaire de mettre un corset à la masse hétérogène au moyen d’un représentant qui ne représente pas mais dirige.

Et cela est démocratique parce que face aux institutions établies tous les exclus sont égaux ; de plus, ils ont été constitués en peuple par la grâce du conducteur qui leur donne identité.

On ne s’étonne donc plus du refus de Laclau du « qu’ils dégagent tous ».

Ce qui surprend c’est que sa radicalité, qui s’est manifestée plus d’une fois, se transforme en une nécessité de l’ordre. D’un ordre étatique, les États-nations qui sont les « grandes communautés ».

Grandes communautés construites au travers de l’illusion des métaphores et des métonymies qui articulent une masse hétérogène comme si elle était homogène. Il est vrai, l’État n’est qu’une illusion de communauté, communauté qui, dit Laclau, ne se construit jamais pleinement.

L’organisation vient « d’en haut ». Le Peuple est un concept qui s’incarne dans la matérialité, le corps du leader charismatique. Tuteur et dirigeant qui incarne la démocratie.

 

 

L’État-nation et les discours

 

 

Nous avons vu que Laclau donne comme présupposé l’État-nation moderne comme forme de l’institution établie. Étrangement, dans cette construction il n’y a pas de place pour le droit.

Il semble légitime que son choix de la méthode descriptive exclue une appréciation normative de la démocratie ou de la politique en général – même si pour lui toute construction politique est démocratique dans sa conception « particulière » – ; ce qui ne semble pas légitime, c’est que dans sa description il omette la dimension normative de la politique, c’est-à-dire le droit.

On peut également accepter la règle du jeu établie en expulsant de l’analyse toute dimension méta-discursive, mais le droit, précisément, est une forme discursive des échanges, le sol ontologique de l’unité organique de l’État-nation.

Il ne parait pas légitime de donner pour présupposé un État dont la manifestation maximale est la norme, parce que c’est la forme dans laquelle s’exprime le pouvoir (et le dirigeant) et les revendications (des dirigés) au point qu’on en arrive à les confondre.

Si, comme il semble dans l’intention de l’intervention politique de Laclau, il s’agit de comprendre ce qu’on appelle les populismes sud-américains, il parait inévitable de faire référence au rôle de ces États après les attaques néolibérales. Face auxquelles ce ne furent pas les gouvernants, légitimés par les institutions de la forme de démocratie représentative électorale, qui opposèrent une résistance, mais les mouvements populaires de diverses natures.

Trois succès à mettre au compte de divers gouvernements ne peuvent être considérés comme un symptôme de la situation des États en un avant et un après dans la transformation du type de légitimité. Ils montrent le rôle de l’État par rapport à la gestion de la dette extérieure, avec pour le moins un certain parallélisme avec le rôle des organismes de crédit internationaux.

En 2003, Lula a payé 50 000 millions d’intérêts au FMI, et deux années plus tard il a payé sa dette par anticipation. En peu de mois, Kirchner a soldé en avance plus de 9 000 millions au même organisme. À la fin de cette année, ce qui a coïncidé avec le triomphe d’Evo Morales, le FMI a remis la dette de la Bolivie. Il n’était peut-être pas possible de la recouvrer.

Cela rappelle effectivement la politique d’endettement sauvage des gouvernements néolibéraux légitimés par les urnes. Cela signale également le processus d’impossibilité de recouvrement qui avait déjà commencé à la fin du siècle passé avec la restructuration de la dette péruvienne. Mais cela est aussi un signe du déclin de la solvabilité des organismes internationaux et une attaque des fonds non institutionnels. La restructuration elle-même de la dette argentine le montre.

Les États doivent se désendetter, c’est-à-dire payer, parce que les organismes institutionnels doivent encaisser. Les États qui devaient payer ne pouvaient avoir ni les mêmes gouvernements ni la même forme de légitimité qu’ils avaient lorsqu’ils se sont endettés. Ils étaient paralysés de ce côté et de l’autre par les mouvements populaires qui les tenaient en échec.

Le désendettement exigeait d’autres formes et d’autres acteurs. Et les fonds non institutionnels avaient trouvé dans les ressources naturelles de quoi faire levier pour les négociations sur l’avenir de la spéculation financière : les matières premières.

Assis sur leur production ou leur pillage, les gouvernements ont pu ouvrir le carcan des gestionnaires de dettes, en payant. Cela n’a pas fait obstacle à de nouveaux endettements, mais s’est ajouté à l’extractivisme qui générait des ressources fiscales suffisantes pour créer une augmentation de la consommation également assise sur les dettes : le crédit à la consommation. Ainsi qu’à une prétendue classe moyenne dotée de meilleurs revenus, de 4 dollars par jour. On a pu ainsi faire état d’une diminution des indices de pauvreté.

Ce qui apparait c’est que l’action des nouveaux gouvernements est, sinon déterminée, du moins conditionnée par leur fonction de gestion de la dette. Cela signifie que ce n’est déjà plus depuis l’État-nation moderne que se prennent les décisions fondamentales qui constituent la matérialité du pouvoir politique. C’est pourquoi de très nombreuses formes d’engendrement du pouvoir populaire, révélatrices de la constitution d’un peuple, dans le sens identitaire formulé par Laclau ne sont pas reflétées par les formes normées. Parmi les exceptions notables on trouve les normes constitutionnelles du Venezuela et de la Bolivie.

Cela nous oblige à mettre en doute la portée opératoire du discours populiste, précisément dans le cadre de la globalisation et de l’hégémonie du capital financier. Sans compter la persistance des exclusions qui se reflète dans l’inégalité croissante. Sauf si l’on entend par inclusion le niveau de revenus que préconise la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL) et l’obtention de certains biens grâce à un endettement également croissant. C’est bien ce que semble signifier pour les exclus et marginaux d’Amérique latine le fameux développement avec inclusion.

 

 

La vulgate

 

 

Je ne crois pas, et Laclau, qui était un penseur intelligent, n’a pas non plus pu le croire, que ses travaux ont inspiré les organisateurs politiques, les leaders sud-américains, dans l’accomplissement de leur tâche. Étant donné que, avec raison, il refusait toute téléologie transcendante, la coïncidence chronologique des nouveaux mouvements politico-sociaux avec ses idées, a été due au hasard. Cela n’a pas pu être l’œuvre d’une nécessité historique.

Mais s’il n’a pas inspiré les dirigeants, la coïncidence de ses arguments – de beaucoup antérieurs au livre ici mentionné – a bel et bien inspiré ceux qui ont suivi des gouvernants qui furent rapidement disqualifiés comme populistes par les tenants de la propagande du néolibéralisme.

Tant mieux pour lui, s’il est partisan acritique de gouvernements, en particulier celui de son pays d’origine, et s’il considère qu’il est nécessaire que le mandat des présidents n’ait pas de durée fixée, au nom de la radicalité démocratique. En réalité, ses thèses pourraient bien convenir à quiconque car le populisme existe dans toute construction politique.

En réalité, on ne peut rien reprocher à Laclau, ce qu’il décrit, il le fait très bien. Mais d’un point de vue scientifique, vu son objet de recherche, il n’a pu lui être facile de présenter ses thèses à un auditoire non académique, à savoir les fonctions de la synecdoque ou de l’objet a de Lacan. Pour le journaliste avide d’interviews, il doit diffuser ses idées sur un mode accessible au grand public.

Laclau a dû générer sa propre vulgate. Non seulement pour le grand public mais pour beaucoup de cadres politiques qui devaient remplir avec quelque chose leur propre vacuité signifiante. Quoi de mieux pour eux que quelqu’un qui décrit la réalité en soutenant que tout ce qui est réel, même vague et indéterminé, est rationnel. Et ils étaient (ils sont) la réalité. Laclau avait raison, ils ne dégagent jamais tous.

C’est de cette vulgate qu’ont surgi les images qui ne rendent pas justice à ses travaux. Quelques-uns de ceux qui ne sont pas partis sont ceux qui ont entendu ce qu’ils voulaient bien entendre. ■

Décembre 2014

* Avocat et ex-professeur de Sciences politiques de l’université de Buenos Aires, Edgardo Logiudice est co-auteur avec Leandro Ferreyra et Mabel Thwaytes Rey de Gramsci Mirando al Sur(Buenos Aires 1994, Ediciones K&ai) et auteur de Agamben y el Estado de Excepción (Ediciones Herramienta, Buenos Aires 2007). Il fait partie du conseil de rédaction de la revue Herramienta. Cet article a été écrit spécialement pour la revue Herramienta n° 56 (automne 2015), d’où nous l’avons repris: http:/herramienta.com.ar (Traduit du castillan – Argentine – par Nicole Genest) 

 Notes

1. Ernesto Laclau, la Raison populiste, Seuil, Paris 2008.

2. Íñigo Errejón, « Mort d’Ernesto Laclau, théoricien de l’hégémonie » : http://www.publico.es/514300/muere-ernesto-laclau-teorico-de-la-hegemonia

3. Interview de Ernesto Laclau, sociologue et historien « Es el momento en que el juego se rompe en el que la política empieza » (C’est au moment où le jeu se termine que commence la politique), Revista Teina n° 5 Julio-Agosto-Sept 2004 : http://www.revistateina.es/teina/web/teina5/dos7.htm

4. Paroles de la présidente de la nation Cristina Fernandez de Kirchner lors de l’inauguration du salon des peuples originaires à la Casa Rosada : http://www.presidencia.gob.ar/discursos/27410-acto-de-inauguracion-del-salon-de-los-pueblos-originarios-palabras-de-la-presidenta-de-la-nacion

5. Ernesto Laclau, « La socialdemocracia europea es tan neoliberal como los conservadores » (La social-démocratie européenne est aussi néolibérale que les conservateurs), El Mundo, 7 novembre 2013 : http://www.elmundo.es/cultura/2013/11/07/527a6fb563fd3df81f8b458a.html

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